Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/95

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d’œil : « Pouah, l’horreur ! murmura-t-il, en crachant de dépit. S’il y avait au moins quelque chose en place de nez ; mais non, rien, rien, rien ! »

Il sortit du café en se pinçant les lèvres et bien résolu, contre sa coutume, à n’adresser ni regard, ni sourire à personne. Soudain il s’arrêta, cloué sur place : un événement incompréhensible se passait sous ses yeux : un landau venait de s’arrêter devant la porte d’une maison ; la portière s’ouvrit ; un personnage en uniforme sauta tout courbé de la voiture et grimpa l’escalier quatre à quatre. Quels ne furent pas la surprise et l’effroi de Kovaliov en reconnaissant dans ce personnage… son propre nez ! À ce spectacle extraordinaire il crut qu’une révolution s’était produite dans son appareil visuel ; il sentit ses jambes flageoler, mais décida pourtant d’attendre coûte que coûte le retour du personnage. Il demeura donc là tremblant comme dans un accès de fièvre. Au bout de deux minutes, le Nez réapparut ; il portait un uniforme brodé d’or, à grand col droit, un pantalon de chamois et une épée au côté. Son bicorne à plumes laissait inférer qu’il avait rang de conseiller d’État. Il faisait à coup sûr une tournée de visites. Il regarda de côté et d’autre, héla sa voiture, y prit place et disparut.

Le pauvre Kovaliov tout pantois ne savait que penser de cet étrange incident. Comment diantre son nez, hier encore ornement de son visage et incapable de se mouvoir, pas plus à pied qu’en voiture, portait-il aujourd’hui l’uniforme ? Il courut derrière la voiture qui, heureusement pour lui, s’arrêta bientôt devant le Bazar[1]. Kovaliov s’y précipita

  1. Le bazar (Gostinyï Dvor), immense édifice du XVIIIème siècle où chaque genre de négoce avait sa galerie, était situé au centre de la ville, avec une façade sur la Perspective. (Note du traducteur.)