Page:Goncourt - Germinie Lacerteux, 1889.djvu/286

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étendue au pinceau : il avait pour lumière une éclaircie sur Montmartre, toute jaune, de la couleur de l’eau de la Seine après les grandes pluies. Sur ce rayon d’hiver, passaient et repassaient les ailes d’un moulin caché, des ailes lentes, invariables dans le mouvement, et qui semblaient tourner l’éternité.

En avant du mur, contre lequel plaquait un buisson de cyprès morts et roussis par la gelée, s’étendait un grand terrain sur lequel descendaient, comme deux grandes processions de deuil, deux épaisses rangées de croix serrées, pressées, bousculées, renversées. Ces croix se touchaient, se poussaient, se marchaient sur les talons. Elles pliaient, tombaient, s’écrasaient en chemin. Au milieu, il y avait comme un étouffement qui en avait fait sauter en dehors, à côté : on les apercevait recouvertes et levant seulement, avec l’épaisseur de leur bois, la neige sur les chemins, un peu piétinés au milieu, qui allaient le long des deux files. Les rangs brisés ondulaient avec la fluctuation d’une foule, le désordre et le serpentement d’une grande marche. Les croix noires, avec leurs bras étendus, prenaient un air d’ombres et de personnes en détresse. Ces deux colonnes débandées faisaient penser à une déroute humaine, à une armée désespérée, effarée. On eût cru voir un épouvantable sauve-qui-peut…

Toutes les croix étaient chargées de couronnes, de couronnes d’immortelles, de couronnes de papier blanc à fil d’argent, de couronnes noires à fil d’or ;