Page:Goncourt - Journal, t3, 1888.djvu/332

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attendaient le retour de leurs maris, de la Cour des comptes et du ministère des affaires étrangères ; enfin je me rappelais Germain, ce vieux brutal de jardinier, qui vous jetait son râteau dans les reins, quand il vous surprenait à voler du raisin. Il me revenait aussi dans les yeux un original singulier, un vieil oncle de ma tante, travaillant dans le fond d’une écurie, à confectionner une voiture à trois roues, qui devait aller toute seule.

Et le château, et le jardin, et le petit bois, me paraissaient grands, comme les choses qu’on a vues avec ses yeux d’enfant.

De là, mon souvenir est allé à ma première jeunesse, à mes séjours chez cet oncle Alphonse, né pour être un oratorien, et que les circonstances avaient fait négociant en Angleterre, et qui, après avoir été à peu près ruiné par un associé, tout à coup parti pour les Grandes Indes, s’était retiré avec un Horace et une giletière, dans une petite propriété du Loiret.

Mon oncle avait les connaissances les plus bizarres. Il s’était lié avec un bandagiste de la ville d’Orléans, qui avait la plus jolie femme qu’il fût possible de rêver. Un jour, où il m’emmenait dîner chez lui, subitement épris de sa femme, je grisai si bien la timidité de mes quinze ans, qu’à un moment où je la pressais trop fortement du genou, elle retira sa jambe ; et je tombai à la renverse, dans la presque impossibilité de me relever, tandis que le mari me disait simplement : « Si vous n’aviez pas allongé la jambe, ça ne serait pas arrivé ! »