Page:Goncourt - Journal, t3, 1888.djvu/336

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sans nous parler, dans le bois de Boulogne. Il était ce soir-là triste, plus triste que jamais. Je lui dis : « Voyons, mon ami, mettons que tu aies besoin, pour te rétablir, d’un an, de deux ans, tu es tout jeune, tu n’as pas 40 ans… eh bien ! ne te restera-t-il pas assez d’années pour fabriquer des bouquins ? »

Il me regarda de l’air étonné d’un homme, qui voit percer le secret de sa pensée, et me répondit, en appuyant sur chaque mot : « Je sens que je ne pourrai plus jamais travailler… plus jamais ! »

Et tout ce que je pus lui dire, n’eut d’autre effet que d’apporter un accent colère à la phrase désespérée, qu’il continuait à répéter.

La scène d’hier soir m’a fait cruellement mal. J’ai eu en moi, toute la nuit, le sombre et concentré désespoir de sa figure, de sa voix, de son attitude. Le pauvre enfant !

J’ai compris le secret de cette rage de travail, pendant les mois d’octobre et de novembre, et pourquoi je ne pouvais alors le faire lever de cette chaise, où, du matin à la nuit, sans relâche et repoussant le repos, la main à la plume, il peinait sur le dernier livre qu’il signerait.

Le littérateur se dépêchait, se hâtait, avec un entêtement obstiné de pressurer, sans en vouloir perdre une minute, les dernières heures d’une intelligence, d’un talent prêts à sombrer.