Page:Goncourt - Journal, t3, 1888.djvu/352

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sions de dîner au restaurant. Le garçon lui apporte un bol. Il s’en sert maladroitement. Sa maladresse n’avait rien de bien grave, mais l’on nous regardait, et je lui dis avec un peu d’impatience : « Mon ami, fais donc attention, nous ne pourrons plus aller nulle part. » Le voici qui se met à fondre en larmes, en s’écriant : « Ce n’est pas de ma faute, ce n’est pas de ma faute ! » et sa main tremblotante et contractée cherchait ma main sur la nappe. « Ce n’est pas de ma faute ! reprend-il, je sais combien je t’afflige, mais je veux souvent et je ne peux pas (textuel). » Et sa main serrait la mienne, avec un « pardonne-moi » lamentable.

Alors tous deux, nous nous sommes mis à pleurer dans nos serviettes, devant les dîneurs étonnés.

Oui, je le répète, Dieu l’aurait fait mourir, comme il fait mourir tout le monde, j’aurais peut-être eu le courage de le supporter ; mais le faire mourir, en le dépouillant, petit à petit, de tout ce qui faisait en lui mon orgueil, la souffrance est au-dessus de mes forces.

Je n’en revenais pas, je n’en croyais pas mes yeux, mes oreilles… Aujourd’hui tombant d’Italie, inopinément, Édouard Lefebvre de Béhaine est venu nous demander à déjeuner. À la vue de ce compagnon de son enfance, comme si la vie se réveillait subitement en lui, Jules s’est tout à fait transformé. Il s’est mis