Page:Goncourt - Journal, t3, 1888.djvu/358

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où je l’ai senti frappé à tout jamais : « Il vaut mieux qu’il meure !… » Aujourd’hui, je demande de le conserver, de le garder, aussi inintelligent, aussi impotent qu’il peut sortir de cette crise, je le demande à genoux.

Dire que cette liaison intime et inséparable de vingt-deux ans ; dire que ces jours, ces nuits passés toujours ensemble, depuis la mort de notre mère en 1849, dire que ce long temps, pendant lequel il n’y a eu que deux séparations de vingt-quatre heures ; oui, dire que c’est fini, fini à tout jamais. Je ne l’aurai plus marchant à côté de moi, quand je me promènerai. Je ne l’aurai plus en face de moi, quand je mangerai. Dans mon sommeil, je ne sentirai pas son sommeil dans la chambre à côté. Je n’aurai plus avec mes yeux, ses yeux, pour voir les pays, les tableaux, la vie moderne. Je n’aurai plus son intelligence jumelle, pour dire avant moi ce que j’allais dire ou pour répéter ce que j’étais en train de dire. Dans quelques jours, dans quelques heures va entrer dans ma vie si remplie de cette affection, et qui, je puis le dire, était mon seul et unique bonheur, va entrer l’épouvantable solitude du vieil homme sur la terre.

De quelle expiation sommes-nous donc victimes ? Je le demande, quand je remonte cette existence