Page:Goncourt - Journal, t4, 1892.djvu/214

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regardant avec un pressentiment triste, mais sans avoir encore la conscience du lamentable fiasco. Pêle-mêle, avec les voitures d’ambulance, avec les cacolets, défilent, un peu à la débandade, sans musique, moroses, abattus, harassés, et tout couverts de boue, les hommes des compagnies de marche de la garde nationale.

D’une de ces compagnies sort la voix stridemment ironique d’un rentrant, qui jette à l’hébétement général : « Eh bien ! vous ne chantez pas victoire ! »

Je suis hélé du haut d’une voiture qui rentre. C’est le nommé Hirsch, ce peintre de malheur, qui m’avait déjà annoncé, à la porte de La Chapelle, le désastre du Bourget. Il me crie d’un ton léger : « Tout est fini, l’armée rentre ! » Et sur une note gouailleuse, il me conte ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu : des choses semblant dépasser les bornes de l’ineptie humaine.

La foule devient sérieuse, se recueille dans sa tristesse. Des femmes de gardes nationaux attendent, en des poses désespérées, sur des bancs.

Dans ce monde attaché au triste spectacle, qui ne s’en va pas, qui attend toujours, sautillent deux amputés d’une jambe, promenant, sur leurs béquilles, leurs croix toutes fraîches, et qu’on regarde longtemps par derrière, avec émotion.

Je passe devant l’hôtel de la Princesse, à la grille ouverte, comme les jours où nos fiacres y venaient chercher du plaisir intelligent. De là je vais au cimetière. Il y a aujourd’hui sept mois qu’il est mort.