Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/112

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regarder avec des yeux différents… Il y a deux cœurs qui battent dans la poitrine : l’un aime le monde, et l’autre nous dit : Arrête-toi, prends garde !… Et l’homme se partage…

— Oui, s’écria la mère.

Dans sa mémoire se dessinait la silhouette de son mari, grossière et maussade, pareille à une grosse pierre couverte de mousse. Elle se représenta le Petit-Russien marié à Natacha, et son fils uni à Sachenka.

— Et pourquoi cela ? reprit André en s’échauffant. On le voit si bien que c’est même risible. C’est parce que les gens ne sont pas tous placés au même niveau… Il suffit donc de les aligner en une seule file !… Et ensuite il faut leur distribuer par parts égales tout ce que la raison a élaboré, tout ce que les mains ont fait. On ne se gardera plus mutuellement dans l’esclavage de la peur, dans les chaînes de l’avidité et de la bêtise…

Le Petit-Russien et la mère eurent souvent des conversations de ce genre.

André avait de nouveau été embauché à la fabrique ; il remettait tout son gain à Pélaguée, qui acceptait cet argent aussi simplement que de Pavel.

Parfois, avec un sourire dans le regard, André proposait à la mère :

— Si nous comptions, petite mère, hein ?

Elle refusait en plaisantant. Le sourire d’André l’embarrassait, et elle pensait, un peu vexée : « Si tu ris, pourquoi en parler ? »

Le Petit-Russien observa que la mère lui demandait plus fréquemment la signification des mots savants qu’elle ignorait. Elle prenait alors une voix indifférente et parlait sans le regarder. Il devinait qu’elle s’instruisait elle-même en cachette ; il comprit sa gêne et cessa de lui proposer de lire avec lui. Elle lui déclara un jour :

— Ma vue baisse, mon André… J’aimerais avoir des lunettes…

— Bien ! répliqua-t-il. Dimanche prochain nous irons à la ville ensemble, chez un docteur que je connais ; il vous examinera, et nous achèterons deslunettes…