Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/127

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imaginé toutes sortes de ruses très habiles ; les agents de police, habitués à la voir, ne faisaient plus attention à elle. À plusieurs reprises cependant, on la fouilla, mais toujours le lendemain du jour où les feuillets avaient été distribués. Lorsqu’elle n’avait rien de compromettant sur elle, elle savait exciter les soupçons des gardiens et des espions ; ils l’arrêtaient, la palpaient. Alors elle feignait d’être outragée, se querellait avec les agents ; puis, après les avoir confondus, elle s’en allait, fière de son adresse. Le jeu commençait à lui plaire.

Vessoftchikov ne fut pas repris à la fabrique ; il s’embaucha comme ouvrier chez un marchand de bois ; du matin au soir il accompagnait dans le faubourg des chargements de poutres, de bois de chauffage, de planches. La mère le voyait presque chaque jour. Une paire de chevaux noirs avançaient leurs jambes tremblantes sous la tension, fortement appuyées sur le sol ; c’étaient de vieilles bêtes osseuses ; leur tête s’agitait triste et fatiguée, leurs yeux ternes clignotaient de lassitude. Derrière eux, s’allongeait une poutre trépidante et mouillée ou un tas de planches dont les extrémités résonnaient avec fracas ; et à côte, sans tenir les rênes marchait le grêlé, sale, déguenillé, chaussé de lourdes bottes, la casquette sur l’oreille, gauche et équarri comme une bûche qu’on n’a pas encore façonnée. Il secouait la tête, les yeux à terre, pour ne rien voir. Ses chevaux marchaient aveuglément sur les gens, sur les charrettes qui venaient en sens inverse ; autour du jeune homme voltigeaient, comme des bourdons, des cris de colère ; des invectives furieuses. Sans lever la tête, sans répondre, il sifflait d’une manière assourdissante, aiguë, et grommelait sourdement à ses chevaux :

— Eh bien, prends, prends !…

Chaque fois qu’on se rassemblait chez André pour lire une brochure, le dernier numéro d’un journal étranger, Vessoftchikov venait, s’asseyait et écoutait sans mot dire une heure ou deux. La lecture terminée, les jeunes gens discutaient longuement ; mais le grêlé ne prenait jamais part à la controverse ; il s’en allait le dernier. Quand il restait seul avec André, il lui posait des questions, d’un air morne.

— Qui est le plus coupable de tous ?