Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/128

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— C’est celui qui a dit le premier : C’est à moi ! Cet homme est mort il y a des milliers d’années, il est donc inutile de se fâcher contre lui ! disait le Petit-Russien en plaisantant, mais ses yeux avaient une expression inquiète.

— Mais les riches et les puissants ? Et ceux qui les défendent ont-ils raison ?

Le Petit-Russien se prenait la tête entre les mains, tortillait sa moustache et parlait longuement de la vie des hommes, avec des paroles simples et claires. Mais il ressortait toujours de ses propos que tous les hommes en général étaient fautifs, ce qui ne satisfaisait pas le grêlé. Les lèvres épaisses fortement pincées, celui-ci hochait la tête et déclarait d’un ton méfiant qu’il n’en était pas ainsi, et s’en allait mécontent et sombre.

Il s’écria une fois :

— Non… il doit y avoir des coupables… ils sont là ! Je te le dis, il faut que nous labourions à fond la vie tout entière, sans pitié, comme un champ couvert de mauvaises herbes…

— C’est ce qu’Isaïe le pointeur a dit une fois en parlant de vous ! observa la mère.

— Isaïe ? demanda Vessoftchikov, après un instant de silence.

— Oui ! Quel méchant homme ! Il surveille et épie tout le monde, il questionne… il s’est mis à venir souvent dans notre rue, il regarde nos fenêtres…

— Vos fenêtres ! répéta Vessoftchikov.

La mère était déjà couchée et ne pouvait pas voir sa physionomie. Mais elle comprit qu’elle avait trop parlé ; lorsque le Petit-Russien s’écria vivement, d’un ton conciliant :

— Peu importe ! qu’il vienne dans cette rue et qu’il regarde chez nous ! Il a des loisirs et il se promène.

— Non, attends ! s’exclama le jeune homme d’une voix sourde. Le voilà, le coupable !

— Coupable de quoi ? demanda André, d’être bête ?

Mais le grêlé ne répondit pas et s’en alla.

Le Petit-Russien marchait de long en large, lentement, avec lassitude, traînant doucement ses pieds minces comme des pattes d’araignée. Il avait enlevé ses bottes, comme toujours, pour ne pas faire de bruit ni déranger la mère. Mais elle ne dormait pas.