Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/234

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elle discourait sur la liberté et, pourtant, il était visible qu’elle gênait chacun par son impatience irritable, par ses incessantes discussions, son désir de se placer au premier rang. Il y avait beaucoup de contradictions en elle ; la mère la traitait avec une prudence constante, mais sans le sentiment chaleureux qu’elle avait pour Nicolas.

Toujours soucieux, celui-ci menait jour après jour la même existence réglée et monotone ; à huit heures, il déjeunait, lisait à haute voix le journal, commentant les nouvelles importantes. Pélaguée trouvait chez Nicolas et chez André des traits communs. De même que le Petit-Russien, son hôte parlait sans haine des hommes, il les considérait tous comme coupables de la mauvaise organisation de la vie. Mais sa foi en la vie nouvelle n’était pas aussi ardente que celle d’André, ni aussi lumineuse. Il parlait toujours paisiblement, de la voix d’un juge intègre et sévère ; même quand il racontait des choses terribles, il avait un doux sourire de compassion ; mais alors, ses yeux brillaient d’une lueur froide. En voyant ce regard, la mère comprit que cet homme ne pardonnerait jamais à personne, qu’il ne pouvait pas pardonner ; et, sentant combien cette fermeté devait lui être pénible, elle le prenait en pitié. Nicolas lui devenait toujours plus cher.

À neuf heures, il allait à son bureau ; la mère faisait les chambres, préparait le dîner, se lavait, se changeait ; puis elle s’asseyait dans sa chambre et regardait les images des livres. Elle pouvait lire en s’appliquant de toute son attention ; mais, au bout de quelques pages, elle était fatiguée et ne comprenait plus le sens des mots. Par contre, les images la distrayaient comme un enfant : elles déroulaient à ses yeux un monde nouveau, merveilleux, compréhensible cependant, et presque tangible. Elle voyait les villes immenses, leurs édifices magnifiques, les machines, les vaisseaux, les monuments, les richesses incalculables amassées par les hommes, les créations de la nature, dont la diversité frappait son esprit. La vie s’élargissait à l’infini, lui découvrant chaque jour des choses énormes, inconnues, féeriques ; et par l’abondance de ses richesses, l’infini de ses beautés, elle excitait toujours davantage l’âme affamée qui s’éveillait. Pélaguée aimait surtout feuilleter un livre de