Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/260

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La mère, envahie par la terreur froide d’une mêlée possible, adressait à mi-voix à ses voisins des phrases rapides :

— Qu’importe !… puisqu’il en est ainsi… il faut enlever les rubans… il faut céder… À quoi bon ?

Une voix âpre et sonore retentit, recouvrant le tumulte :

— Nous exigeons qu’on nous laisse accompagner à sa dernière demeure un camarade que vous avez torturé…

Quelqu’un, une jeune fille sans doute, entonna d’une voix aiguë et grêle :

Vous êtes tombés victimes, dans la lutte…

— Je vous prie d’enlever les rubans ! Jakovlef, coupe-les !

On entendit le cliquetis d’un sabre retiré du fourreau. La mère ferma les yeux, s’attendant à un cri. Mais le bruit s’apaisa ; les gens grommelaient, montraient les dents comme des loups traqués. Puis, la tête baissée, silencieux, écrasés par le sentiment de leur impuissance, ils se mirent en marche, remplissant la rue du bruit de leurs pas.

En avant, le couvercle du cercueil dépouillé planait en l’air, avec les couronnes fripées ; les agents de police venaient ensuite, se balançant de côté et d’autre sur leurs chevaux. La mère marchait sur le trottoir ; elle ne pouvait apercevoir le cercueil, à cause de la foule qui l’entourait ; le nombre des manifestants augmentait sans cesse, ils occupaient toute la largeur de la chaussée. Derrière la foule, se dressaient les silhouettes égales et grises des cavaliers ; de chaque côté, les agents de police, la main à la poignée du sabre ; et partout la mère voyait des visages d’espions, dont les yeux perçants scrutaient les physionomies.

— Adieu, camarade, adieu ! chantèrent doucement deux belles voix.

— Silence ! cria quelqu’un. Taisons-nous, amis ! Taisons-nous pour le moment !

Il y avait dans cette exclamation tant de rudesse, suggestive d’avertissements menaçants, que la foule obéit. Le chant funèbre s’interrompit, le bruit des voix