Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/259

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avait un groupe d’agents de police, le revolver au ceinturon. L’impudence des espions, les sourires ironiques des policiers, qui mettaient de l’ostentation à montrer leur force, irritaient la foule. Les uns cachaient leur colère et plaisantaient, d’autres regardaient à terre d’un air morne pour ne pas voir ce spectacle outrageant ; d’autres encore, incapables de contenir leur fureur, se moquaient de l’administration qui avait peur de gens armés de leurs seules paroles. Un ciel d’automne, bleu et pâle, éclairait la rue pavée de pierres rondes et grises, parsemée de feuilles mortes que le vent soulevait et jetait sous les pieds des passants.

La mère était parmi la foule ; tout en comptant les visages connus, elle se disait avec tristesse :

— Vous n’êtes pas nombreux… vous n’êtes pas nombreux…

La grille s’ouvrit. On porta dans la rue le couvercle du cercueil orné de couronnes à rubans rouges. Silencieux, les hommes enlevèrent leur chapeau tous ensemble : on aurait dit une volée d’oiseaux noirs se levant sur les têtes. Un officier de police, de haute taille, à l’épaisse moustache foncée barrant un visage écarlate, entouré d’agents et de soldats, s’élança dans la foule, bousculant les gens sans cérémonie, et s’écria d’une voix enrouée et autoritaire :

— Je vous prie d’enlever les rubans !

Les hommes et les femmes l’entourèrent en un cercle compact, parlant tous à la fois, gesticulant, s’écartant mutuellement. Devant les yeux troublés de la mère, s’agitèrent confusément des visages pâles et excités, dont les lèvres tremblaient ; de grosses larmes d’humiliation coulèrent sur les joues d’une femme…

— À bas la violence ! s’écria une voix juvénile, qui mourut solitaire dans le bruit de la discussion.

Dans son cœur, la mère sentait bouillonner l’amertume ; elle s’adressa à son voisin, jeune homme pauvrement vêtu, et lui dit :

— On ne permet pas même aux gens d’enterrer un camarade comme ils l’entendent !…

L’hostilité grandissait, le couvercle du cercueil vacillait au-dessus des têtes ; le vent jouait avec les rubans, enveloppait les têtes et les visages ; on entendait le claquement nerveux et sec de la soie.