Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/290

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lentement dans l’assiette. Elle n’avait pas faim ; elle éprouvait de nouveau au creux de l’estomac une sensation désagréable, qui l’épuisait, vidait le sang de son cœur et lui faisait tourner la tête.

— Il m’a remarquée ! se disait-elle tristement, trop faible pour réagir. Il m’a remarquée… il a deviné…

Sa pensée n’allait pas plus loin, elle se fondait en un abattement pénible, en une sensation visqueuse de nausée…

Le silence timide, tapi derrière la fenêtre et qui avait remplacé le fracas, prouvait que dans le village les habitants étaient devenus craintifs et comme écrasés ; il aiguisait encore plus le sentiment d’isolement qu’éprouvait la mère et remplissait son âme d’une obscurité grise et fine comme la cendre…

La petite fille ouvrit la porte et s’arrêta sur le seuil en demandant :

— Faut-il vous apporter une omelette ?

— Non… je n’en ai plus envie… ces cris m’ont effrayée…

La petite s’approcha de la table et raconta, avec animation, mais à mi-voix :

— Comme il a frappé fort ! le commissaire… J’étais tout près de lui, j’ai tout vu… Il a cassé toutes les dents de l’homme… quand celui-ci a craché, le sang était épais, épais et noir… On ne voyait plus ses yeux… Le sous-officier est ici… il est tout à fait ivre et demande sans cesse du vin… il dit qu’ils étaient toute une bande… que ce barbu-là était leur chef… on en a attrapé trois, il y en a un qui s’est enfui… on a aussi arrêté un maître d’école qui était avec eux… Ils ne croient pas en Dieu… et ils exhortent les gens à piller toutes les églises… voilà ce qu’ils font… Il y a des paysans qui en avaient pitié, de ce barbu ; d’autres ont dit qu’il fallait l’achever !… Oh ! c’est qu’il y en a qui sont bien méchants, parmi nos paysans !

La mère écoutait attentivement ce récit entrecoupé et rapide ; elle espérait distraire son inquiétude, dissiper l’accablante angoisse de l’attente. La fillette, enchantée d’avoir une bonne auditrice, bavardait avec une vivacité croissante, en mangeant ses mots :

— Père dit que tout cela vient de la disette, tout ! Voilà deux ans que la terre ne produit rien… tout le