Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/291

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monde est sens dessus dessous. C’est pourquoi on voit maintenant de pareils paysans. C’est une calamité ! Aux assemblées, ils crient, ils se battent !… Dernièrement, quand on a vendu les biens de Vassioukov parce qu’il n’avait pas payé ses arrérages, il a donné un soufflet au staroste. Voilà mes arrérages ! lui a-t-il dit…

Des pas pesants résonnèrent derrière la porte. La mère se leva, appuyant les mains sur la table. Le paysan aux yeux bleus entra et demanda sans enlever sa casquette :

— Où est votre bagage ?

Il souleva la valise sans efforts, la balança et dit :

— Elle est vide !… Marie, accompagne la voyageuse chez moi…

Et il sortit sans regarder personne…

— Vous passez la nuit au village ? questionna la fillette.

— Oui ! Je cherche des dentelles… j’en achète…

— Vous n’en trouverez pas ici… c’est à Tinekov, à Darino qu’on en fait, mais pas chez nous ! expliqua Marie.

— J’irai demain…

Puis elle paya son thé et donna trois kopeks à la fillette, qui fut enchantée. Dans la rue, celle-ci proposa, tout en faisant claquer ses pieds nus sur la terre humide :

— Si vous voulez, j’irai vite à Darino, je dirai aux femmes qu’elles vous apportent les dentelles ici… Elles viendront et vous n’aurez pas besoin de faire le voyage… C’est toujours douze kilomètres…

— Non, ma jolie, c’est inutile ! répondit la mère en marchant à côté d’elle.

L’air froid la rafraîchit. Lentement, une vague décision se formait en elle, confuse mais qui la satisfaisait ; cette résolution se développait avec force et, pour en hâter encore l’éclosion, la mère se demandait sans cesse :

— Que faire ?… Agir ouvertement, franchement…

La nuit s’était faite complètement, humide et glacée. Les fenêtres des chaumières brillaient d’un éclat terne, rougeâtre, immobile. Le bétail beuglait nonchalamment dans le silence. On entendait çà et là de brèves exclamations… Une mélancolie écrasante enveloppait le village…