Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/301

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— Oui… c’est ce qu’il faudrait…

— Mettez-vous à table ! Tatiana.

Au souper, Pierre, que les discours de la mère semblaient avoir accablé, se remit à parler avec vivacité :

— Savez-vous, mère, il faut que vous partiez d’ici de bonne heure, pour ne pas être remarquée… Allez au village voisin… pas à la ville… prenez une voiture…

— Pourquoi ? Je la mènerai moi-même ! dit Stépane.

— Non ! S’il arrivait quelque chose, on se demanderait si elle a passé la nuit chez toi ? Oui ! — Où a-t-elle été ? — Je l’ai conduite au village voisin ! — Ah ! Toi ? Eh bien, va en prison !… Tu as compris ?… Et pourquoi se dépêcher d’aller en prison ! Chaque chose vient en son temps… Mais si tu dis qu’elle a couché chez toi, qu’elle a loué des chevaux et qu’elle est repartie, on ne peut rien te faire… on n’est pas responsable des voyageurs. Il en passe tant dans le village !

— As-tu appris à avoir peur, Pierre ? demanda Tatiana avec ironie.

— Il faut tout savoir ! répondit-il en se frappant le genou. Il faut savoir être courageux, il faut aussi savoir craindre ! Tu te souviens comme le greffier du village a houspillé Baguanov, à cause de ce journal ? Eh bien, maintenant, Baguanov ne toucherait plus à un livre pour beaucoup d’argent… oui ! croyez-moi, mère, je ne suis pas embarrassé pour jouer de bons tours, tout le monde le sait au village… Je distribuerai les livres et les feuillets on ne peut mieux… tant que vous voudrez ! Les gens chez nous sont peu instruits et craintifs, c’est vrai ; pourtant la vie est tellement dure que l’homme est bien obligé d’ouvrir les yeux et de se demander ce qui arrive ! Et le livre lui répond avec simplicité : — Voilà ce qui arrive ! réfléchis, regarde ! Souvent l’ignorant comprend plus que l’homme instruit… surtout si celui-ci est un repu. Je connais bien le pays, je vois bien des choses ! On peut vivre, mais il faut de l’esprit et beaucoup d’agilité, si on ne veut pas se faire pendre du premier coup… Les autorités aussi sentent qu’il y a quelque chose de changé ; on dirait que le paysan dégage du froid ; il ne sourit pas souvent et n’est plus du tout aimable… en général, il veut se passer de toutes les autorités… Dernièrement, à Smoliakovo, petit hameau du voisinage, on est venu percevoir