Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/382

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leur fardeau à terre ou sur un banc, puis enlevaient le givre du col de leur pardessus et de leurs manches, essuyaient leur barbe ou leur moustache en grommelant…

Un jeune homme, qui portait une valise jaune, entra et, promenant autour de lui un coup d’œil rapide, se dirigea droit vers la mère :

— À Moscou ? demanda-t-il à mi-voix.

— Oui ! chez Tania !

— Voilà !

Il plaça la valise sur le banc à côté d’elle, tira une cigarette de sa poche, l’alluma rapidement et sortit par une autre porte après avoir légèrement soulevé sa casquette. La mère caressa de la main le cuir froid de la valise et s’y appuya ; satisfaite, elle se mit à examiner le public. Un instant après, elle se leva et s’assit sur un autre banc, plus près de la sortie. Elle portait la valise avec aisance ; la tête haute, elle regardait les visages qui passaient sous ses yeux.

Un homme, vêtu d’un paletot court, la tête enfouie dans son col relevé, la heurta et s’écarta sans mot dire, portant la main à sa casquette. Il sembla à la mère qu’elle l’avait déjà vu, elle se retourna : il l’observait d’un œil. Cet œil clair transperça Pélaguée et fit trembler la main qui tenait la valise, comme si son fardeau se fût alourdi brusquement.

— Où l’ai-je vu ? se demanda-t-elle pour chasser la sensation désagréable qui montait dans sa poitrine puis à sa gorge, lui remplissant la bouche d’une amertume sèche. Une envie irrésistible de se retourner et de regarder encore une fois saisit la mère : l’homme était toujours à la même place ; il se tenait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et semblait indécis. Il avait passé la main droite entre les boutons de son pardessus ; l’autre était dans sa poche, ce qui faisait paraître son épaule droite plus haute que la gauche…

Sans se hâter, Pélaguée s’approcha d’un banc, s’assit lentement, avec précaution, comme si elle eût craint de déchirer quelque chose en elle. Mise en éveil par un pressentiment aigu de malheur, sa mémoire lui présenta deux clichés de cet homme : le premier datait du jour de l’évasion de Rybine, l’autre, de la veille. Au tribunal, elle avait vu à côté de cet individu l’agent de