Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/66

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— Grand-père ne te fouettera peut-être pas aujourd’hui… il a l’air bien tourné…

Il m’installa sur un tas de laine préparée pour la teinture, m’enveloppa soigneusement jusqu’au cou ; puis il aspira la fumée qui s’élevait au-dessus des chaudrons et reprit d’un ton pensif :

— Moi, mon petit, il y a trente-sept ans que je connais ton grand-père ; j’ai vu cette maison à son début et j’en vois la fin. Jadis, nous étions camarades, nous étions amis et c’est ensemble que nous avons monté ce commerce. Il est malin, ton grand-père : il a su devenir patron, tandis que moi, je suis resté simple ouvrier. Mais Dieu est plus sage que nous tous : il lui suffit de sourire et l’homme le plus intelligent de la terre devient un pur imbécile. Tu ne comprends encore ni ce qui se dit, ni ce qui se fait, ni pourquoi cela se dit ou cela se fait. Il faut pourtant que tu comprennes tout. La vie est difficile aux orphelins. Ton père, mon petit, était un brave, il comprenait tout… c’est pour cette raison que ton grand-père ne l’aimait pas et ne voulait jamais l’écouter.

Il m’était agréable d’entendre ces bonnes paroles, tandis que le feu rouge et or jouait dans le foyer, que les nuages de fumée laiteuse s’élevaient au-dessus des chaudrons et se transformaient en gelée blanche sur les planches du toit déjeté. À travers les fentes des lambris on apercevait des bandes de ciel bleu ; le vent était un peu tombé, le soleil étincelait ; la cour tout entière était sablée d’une poussière de verre. Dans la rue, les ferrures des traîneaux grinçaient ; une vapeur bleuâtre s’échappait des cheminées