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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/325

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Moi, que m’importe ? Je suis de plus en plus difficile à émouvoir. Je ne demande qu’une chose, c’est de rester jusqu’au bout à peu près valide. Tant que je rendrai des services à mes enfants, ils me supporteront aisément. Ils me seront encore humains, je n’en doute pas, si j’en arrive à n’être bon à rien. Mais j’appréhende de leur être à charge, de devenir paralytique ou aveugle, ou de tomber dans l’enfance, ou encore de souffrir longtemps de quelque maladie de langueur. Cette idée me causerait trop de peine de savoir que je suis un vieil objet encombrant qu’on voudrait bien voir disparaître. Je me rappelle ceux que j’ai vus ainsi, ma grand’mère il y a longtemps, et récemment mon pauvre parrain : c’est trop triste. Que la mort survienne : elle ne m’effraie pas ; c’est sans amertume et sans crainte que je lui fais parfois l’honneur de songer à elle. La mort ! la mort ! mais non l’horrible déchéance venant troubler pour une carcasse finie le labeur des jeunes, des bien portants, la vie ordinaire d’une maisonnée. Qu’elle me frappe à l’œuvre encore, afin qu’on puisse dire :

— Le père Tiennon a cassé sa pipe ; il était bien vieux, bien usé ; mais il s’occupait cependant : jusqu’au bout il a travaillé.

Mais que mon oraison funèbre ne soit pas celle-ci :

— Le père Bertin est mort : pauvre vieux ! dans l’état où il était, c’est un grand débarras pour lui et un grand bonheur pour sa famille.

De la vie, je n’ai plus rien à espérer, mais j’ai encore à craindre. Que cette calamité dernière me soit évitée : c’est là mon unique souhait.

Ygrande (Allier) 1901-1902.
FIN