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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/324

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fond de train, bien plus vite que notre économique. Le conducteur corna : le beuglement de la sirène domina par trois fois le halètement du mécanisme. Cela acheva d’effrayer les vaches qui se prirent à courir comme des folles. Il y en eut deux qui, bientôt, prirent une rue latérale à gauche ; deux autres, franchissant la bouchure, pénétrèrent dans un champ d’avoine ; les trois dernières continuèrent de courir. Je rejoignis sur la route la pauvre gamine éplorée qui me dit les apercevoir encore à l’extrémité d’une longue côte, à deux kilomètres au moins, fuyant toujours devant l’automobile qui filait du même train rapide. Après que je l’eus aidée à rassembler les quatre autres et à les mettre au pâturage, j’envoyai la petite prévenir ses maîtres. Un homme partit à la recherche des trois vaches coureuses ; il revint longtemps après, n’en ramenant que deux : l’autre était crevée de fatigue au bord d’un fossé ; il était allé quérir un boucher d’Ygrande pour la faire enlever.

Il me souvient d’avoir dit, en racontant la chose chez nous :

— Ah ! on avait bien tort de se plaindre du chemin de fer ; le chemin de fer a sa route à lui et il ne passe qu’à certaines heures : avec de la prudence, on peut l’éviter. Mais ces automobiles sont vraiment les instruments du diable, envahissant nos routes, passant n’importe quand et nous faisant du mal.

J’ai dit cela sur le coup ; mais après j’ai pensé que je n’avais pas à me mettre en peine de ces choses. Homme d’une autre époque, aïeul à tête branlante, ce n’est pas à moi d’émettre une opinion là-dessus. Les jeunes s’habitueront au passage de ces véhicules du progrès ; ils en voudront plus encore aux riches de causer ainsi du désagrément tous les jours, des accidents quelquefois, par inconscience ou plaisir.