Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/264

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand elle pensait à Ernest, à sa voix, à ses paroles, à ses bras qui l’avaient tenue si longtemps palpitante et éperdue d’amour, et qu’elle se trouvait sous les baisers de son mari, ah ! elle se tordait de douleur et d’angoisse et se roulait sur elle-même, comme un homme qui râle et agonise, en criant après un nom, en pleurant sur un souvenir. Elle avait des enfants de cet homme, ces enfants ressemblaient à leur père, une fille de trois ans, un garçon de cinq, et souvent, dans leurs jeux, leurs rires pénétraient jusqu’à elle ; le matin, ils venaient l’embrasser en riant, quand elle, elle leur mère, avait veillé toute la nuit dans des tourments inouïs et que ses joues étaient encore fraiches de ses larmes.

Souvent, quand elle pensait à lui, errant sur les mers, ballotté peut-être par la tempête, à lui qui se perdait peut-être dans les flots, seul et voulant se rattacher à la vie, et qu’elle voyait de là un cadavre bercé sur la vague, où vient s’abattre le vautour, alors elle entendait des cris de joie, des voix enfantines qui accouraient pour lui montrer un arbre en fleurs, ou le soleil qui faisait reluire la rosée des herbes. C’était pour elle comme la douleur de l’homme qui tombe sur le pavé et qui voit la foule rire et battre des mains.

Alors que pensait Ernest, loin d’elle ? Parfois, il est vrai, quand il n’avait rien à faire, dans ses moments de loisir et de désœuvrement, en pensant à elle, à ses étreintes brûlantes, à sa croupe charnue, à ses seins blancs, à ses longs cheveux noirs, il la regrettait, mais il s’empressait d’aller éteindre dans les bras d’une esclave le feu allumé dans l’amour le plus fort et le plus sacré ; d’ailleurs, il se consolait de cette perte avec facilité, en pensant qu’il avait fait une bonne action, que cela était agir en citoyen, que Franklin ou Lafayette n’auraient pas mieux fait, car il était alors sur la terre nationale du patriotisme, de l’esclavage, du café et de la tempérance, je veux dire l’Amérique.