Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/366

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Mais je ne croyais pas qu’il fût assez pervers
Pour tromper un guerrier blanchi par les hivers.
Tirons de cette honte un profit pour moi-même,
Car je n’aime personne et personne ne m’aime.
Elfrid instruit par moi de cette passion
Pourra servir d’échelle à mon ambition.
Depuis mes tendres ans le travail m’importune
Et j’ai droit comme un autre aux dons de la fortune.
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Scène III.

Agénor, seul

Pars, illustre guerrier ! tes plus chers intérêts
Sont d’un lien fatal unis à mes projets !
Car, pareil au serpent qui se glisse en silence,
J’avance sourdement en rampant… mais j’avance,
Et suivant dans la nuit des sentiers ténébreux,
J’enlace ma victime en mes plis tortueux.
L’heure a sonné peut-être, et bientôt, je le pense,
Pour prix de mes efforts m’attend ma récompense,
Et ce qu’à la vertu ne donnent pas les cieux
La noire trahison va l’arracher aux dieux.
Vainement j’ai cherché dans les soins et l’étude
À me faire un destin libre d’inquiétude ;
Ayant vu dans sa fleur mon espoir emporté,
Il ne me reste plus que la perversité.
Que dis-je ? existe-t-il des vertus et des crimes ?
Je ne vois ici-bas que bourreaux et victimes,
Et ce n’est que la foi du mortel égaré
Qui dresse à la Justice un autel vénéré.
Son esprit, tout peuplé des plus vaines chimères,
S’embarrasse soi-même en des lois mensongères.
Atome imperceptible en l’univers perdu,
Inconnu de lui-même en un monde inconnu,
Fragment ambitieux de l’inerte matière,
Qui, sorti du néant, retourne à la poussière,
Et, sans savoir le but où mène le chemin,
Roule au gré du hasard son fragile destin,
Des organes divers l’étonnant assemblage
Sous le nom de l’esprit n’est qu’un trompeur mirage,
Où l’orgueilleux humain d’un vain songe flatté
Au fond de son néant voit la Divinité.
Imagination, pensée, intelligence,
Haine, amour et vertus que le vulgaire encense,