Mon crâne est tellement lourd qu’il m’est impossible de le porter ; je le roule autour de moi, lentement, et, la mâchoire entr’ouverte, j’arrache avec ma langue des herbes vénéneuses arrosées de mon haleine. Une fois même je me suis dévoré les pattes, sans m’en apercevoir.
Personne, Antoine, n’a jamais vu mes yeux, ou ceux qui les ont vus sont morts. Si je relevais mes paupières, mes paupières roses et gonflées, tout de suite tu mourrais.
Oh ! oh !… celui-là… a… a !
Eh bien !… si j’allais avoir envie de les regarder, ces yeux ? mais oui, sa stupidité féroce m’attire ! je tremble !… Oh ! quelque chose d’irrésistible m’entraîne à des profondeurs pleines d’épouvante !
Le sable de la route a sali nos écailles, et nous ouvrons la gueule comme des chiens hors d’haleine.
Nous t’emmènerons, Antoine, tu viendras avec nous sur les lits de varechs, par les plaines de corail qui frissonnent au mouvement régulier des vagues profondes. Tu ne sais pas nos immensités liquides. Des peuples divers habitent les pays de l’Océan. Les uns sont au séjour des tempêtes. D’autres nagent en plein, dans la transparence des ondes froides, aspirent par leurs trompes l’eau des marées qui refluent, ou portent, sur leurs épaules, le poids des sources de la mer. Semblables à des soleils découpés, des plantes toutes rondes abritent des animaux endormis. Leurs membres poussent avec les roches. Le mollusque bleuâtre fait palpiter son corps inerte comme un flot d’azur.
Nous n’entendons d’autre bruit que le bourdonnement éternel des grandes eaux et nous regardons au-dessus de nos têtes passer la carène des navires, comme des astres noirs qui glissent en silence.