Page:Guyau - Éducation et Hérédité.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
290
L’ÉDUCATION MORALE.

Mais Épictète, s’il a bien compris notre devoir (et, selon Pascal, notre principal devoir, c’est résignation, humilité), a trop présumé de notre pouvoir : c’est là la marque qu’il était homme, et comme tel faillible, comme tel « terre et cendre ». Par un brusque changement après nous avoir montré dans Épictète le Job biblique, Pascal élève devant nous l’inspiré de l’esprit des ténèbres, qui, méprisant la mort et les maux envoyés par la Providence, espère avec ses seules forces « se rendre saint et compagnon de Dieu ». « Superbe diabolique ! » s’écrie Pascal avec une sorte d’horreur, mêlée peut-être d’une secrète admiration.

Pascal, voyant la philosophie stoïcienne à travers sa foi, n’en a pas toujours saisi le vrai sens et l’originalité. Il donne tout d’abord une idée inexacte de la méthode d’Épictète, telle qu’elle ressort surtout du Manuel, ce vade mecum du stoïcien. « Épictète, dit-il, veut avant toutes choses que l’homme regarde Dieu comme son principal objet. » Mais, d’après les stoïciens, le principal objet de la philosophie n’est point Dieu, comme le croit Pascal, c’est l’homme, c’est la morale pratique (Manuel, LII). Ni le Manuel ni les Entretiens ne commencent par des considérations sur la Divinité : ils commencent par des considérations sur l’homme. Épictète établit la morale avant d’en déduire la religion.

Selon les stoïciens, nous l’avons vu, ce qu’il faut « regarder avant toutes choses », ce n’est aucun être extérieur à nous, c’est nous-mêmes. « Tourne-toi vers toi-même », dit Épictète. C’est en se tournant ainsi vers soi que l’homme aperçoit en lui une faculté absolument indépendante de tous les événements du dehors, absolument libre et maîtresse d’elle-même : la volonté raisonnable (Manuel, I, II ; Entretiens, III, 22). C’est sur cette volonté qu’il doit tout d’abord, d’après Épictète, prendre appui ; c’est de là, comme répétera Pascal lui-même, qu’il doit se relever. Jugeant indifférent tout ce qui arrive au dehors de lui, indifférents les maux et les biens sensibles, indifférentes la douleur et la mort, le stoïcien dédaigne ce qu’il souffre, pour ne faire attention qu’à ce qu’il pense et veut. Ainsi, au sein de toutes les nécessités extérieures, il conservera sa liberté. Selon Épictète et surtout selon Marc-Aurèle, cette liberté de l’homme subsiste également, soit qu’on considère le monde comme gouverné par une pro-