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STOÏCISME ET CHRISTIANISME.

vidence, soit qu’on le considère avec les épicuriens comme livré au hasard. Dans toutes les hypothèses métaphysiques, la liberté morale et la règle de conduite qui en dérive restent les mêmes. « De ces opinions, quelle que soit la vraie, disait aussi Sénèque, et le fussent-elles toutes, il faut philosopher : soit que sous son inexorable loi la nécessité nous enserre, soit qu’un Dieu, arbitre de l’univers, ait disposé toutes choses, soit que le hasard pousse et jette sans ordre les affaires humaines, la philosophie doit nous protéger. Elle nous exhortera à obéir de bon gré à Dieu, à résister opiniâtrement à la fortune : elle nous apprendra à suivre Dieu, à supporter le hasard (Deum sequi, ferre casum). » (Sénèque, Lettres à Lucilius, XVI.) Nos devoirs sont donc, pour les stoïciens, indépendants de nos croyances religieuses : dans tous les cas la morale est sauve ; fais ce que dois, advienne que pourra. C’est seulement après avoir ainsi pris son point d’appui dans l’homme même que le stoïcisme s’élève vers Dieu. Lorsqu’en effet le stoïcien s’est accoutumé à placer en soi seul le bien et le mal ; lorsqu’il a compris que nul événement extérieur ne peut l’atteindre, alors il ne voit plus au dehors de lui aucun mal véritable. Le mal qu’il croyait apercevoir dans le monde est seulement dans ses opinions ; quant à la douleur, ce n’est pas un mal, c’est chose indifférente : mal penser, mal agir, voilà le seul mal, qui ne réside pas dans le monde, mais en nous ; nous seuls en sommes responsables et nous seuls pouvons, quand nous voudrons, le faire évanouir[1]. Le Tout est donc pour le mieux. Ce qui arrive, naît ou meurt, monte ou descend sur le flot éternel des choses, tout cela est beau et bon, car lui, le sage, il en peut tirer par sa volonté le bien et le beau : tout ne lui est-il pas matière à bonnes actions ? (Entretiens, III, 22.) Arrivé à ce point du « progrès » dans la philosophie (προϰοπή), le stoïcien s’explique le monde : c’est alors que sa raison y aperçoit la trace d’une raison organisant et travaillant sans cesse la matière ; il s’attache à cette raison divine (I, xii), il la suit, non par une soumission aveugle, mais par un libre consentement, et il accepte tout événement (Manuel, vii), parce que d’une part rien de ce qui arrive n’est un mal pour lui, et

  1. Voir plus haut.