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POSSIBILITÉ D’UN SACRIFICE DÉFINITIF.

de vie intérieure. Sans cela, ce ne serait qu’une sorte de monstruosité, comme ces plantes qui n’ont ni feuilles ni presque de racines, rien qu’une fleur. Pour commander le dévouement, il faudrait trouver quelque chose de plus précieux que la vie ; or, empiriquement, il n’y a rien de plus précieux, cette chose-là n’a pas de commune mesure avec tout le reste ; le reste la suppose et lui emprunte sa valeur. On ne peut convaincre l’utilitaire anglais que la moralité conservée par le sacrifice de la vie, ce ne soit pas l’avare mourant pour sauver son trésor. Rien de plus naturel que de demander à quelqu’un de mourir pour vous ou pour une idée, quand il a foi entière dans l’immortalité et qu’il sent déjà pousser ses ailes d’ange ; mais s’il n’y croit pas ? Si nous avions la foi, nulle difficulté ; c’est chose si commode qu’un bandeau sur les yeux ! on s’écrie : je vois, je sais, je crois ; on ne voit rien, on sait encore moins, mais on a la foi qui remplace tout, on fait ce qu’elle commande, on va au sacrifice la tête levée vers le ciel ; on se fait écraser gaiement entre les rouages de la grande machine sociale, et même quelquefois sans un but justifié, pour un rêve, pour une erreur, comme les Hindous qui se jetaient à plat ventre sous les roues sanglantes du char sacré, heureux de mourir sous le poids de leurs idoles gigantesques et vides. N’ayant pas la foi, comment demander un sacrifice définitif à l’individu, sans s’appuyer sur un autre principe que le développement de cette vie même dont il s’agit de sacrifier tout ou partie ?

Commençons par reconnaître que, dans certains cas extrêmes — très rares d’ailleurs — le problème n’a pas de solution rationnelle et scientifique. Dans ces cas où la morale est impuissante, la morale doit laisser toute spontanéité à l’individu. Le tort des jésuites est beaucoup moins