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culte intérieur. — adoration et amour.

c’est qu’il faut bien aimer toujours quelque chose, faire entendre un suprême appel à tous les coins de l’horizon, même aux plus sourds. La parenté de l’amour et du sentiment religieux éclate de la façon la plus visible chez les esprits exaltés, aussi bien au moyen âge qu’à nos jours. La vraie originalité de la littérature chrétienne, c’est qu’on y trouve pour la première fois l’accent sincère et chaud de l’amour, à peine deviné çà et là par les grands génies de la littérature païenne, les Sappho et les Lucrèce. Dans une page de saint Augustin se révèle une ardeur beaucoup plus franche et profonde que toutes les mignardises d’Horace ou les langueurs de Tibulle. Rien dans l’antiquité païenne n’est comparable au chapitre de l’Imitation sur l’amour. La passion ainsi contenue et détournée monte à des hauteurs jusqu’alors inconnues, comme un fleuve qu’on entrave ; elle n’en reste pas moins toujours elle-même. Que dirons-nous des mystiques visionnaires, des sainte Thérèse, des Chantal et des Guyon ? La piété ici, dans son exagération, touche à la folie de l’amour ; sainte Thérèse eut pu être une courtisane de génie, comme elle a été une sainte. Les physiologistes et les médecins ont souvent observé de nos jours des cas pathologiques analogues, où l’effusion religieuse n’est pour ainsi dire qu’une méprise[1].

Dans le christianisme, la conception de Jésus, ce jeune homme beau et doux, incarnant l’esprit sous la forme la plus pure et la plus idéale, favorise plus que dans toute autre religion cette déviation de l’amour. C’est la croyance la plus anthropomorphique qui existe, car c’est celle qui, après s’être fait de Dieu l’idée la plus élevée, l’abaisse, sans l’avilir, dans la condition la plus humaine. Par un paganisme bien plus raffiné, bien plus profond que le paganisme antique, la religion chrétienne réussit à faire de Dieu l’objet d’un amour ardent sans cesser d’en faire un objet de respect. Mythe bien plus séduisant et plus poétique que celui même de Psyché : nous voyons Dieu, le vrai Dieu, descendu sur la terre comme un blond et souriant jeune homme ; nous l’entendons parler tout bas à l’oreille de Madeleine, au soir naissant ; puis cette vision disparaît soudain, et nous n’apercevons plus dans l’ombre que deux bras déchirés qui se tendent vers nous, un cœur qui saigne pour l’humanité. Dans cette légende tous les ressorts de l’imagination sont mis en jeu, toutes les fibres intérieures

  1. Ribot, de l’Hérédité, 364 ; Moreau de Tours, Psych. morbide, 259.