Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/140

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
102
la genèse des religions.

sont remuées : c’est une œuvre d’art accomplie. Quoi d’étonnant à ce que le Christ ait été et soit encore le grand séducteur des âmes ? Chez la jeune fille son nom éveille à la fois tous les instincts, jusqu’à celui de la mère, car on représente souvent Jésus sous la forme d’un enfant, avec les mêmes traits bouffis et roses sous lesquels les Grecs peignaient Éros. Le cœur de la femme est ainsi pris de tous les côtés à la fois : son imagination incertaine et craintive s’arrête tour à tour sur le chérubin, sur l’éphèbe, sur le crucifié pâle, dont la tête retombe le long de la croix. Peut-être, depuis la naissance du christianisme jusqu’à nos jours, n’y a-t-il pas eu de femme d’une piété un peu exaltée dont le premier battement de cœur étouffé et à peine conscient n’ait été pour son dieu, pour son Jésus, pour le type le plus aimable et le plus aimant qu’ait jamais conçu l’esprit humain.

Toutefois, à côté de l’élément en quelque sorte sentimental, l’amour de Dieu comprenait encore un élément moral, qui est allé se détachant de plus en plus avec le progrès des idées. Dieu étant le principe même du bien, l’idéal moral personnifié, l’amour de Dieu a fini par être l’amour moral proprement dit, vertu à son premier degré, sainteté à son achèvement. L’acte intérieur de charité est ainsi devenu l’acte religieux par excellence, où s’identifient la moralité et le culte intérieur : les œuvres et le culte sont la simple traduction au dehors de l’acte moral. En même temps, dans les plus hautes spéculations de la théologie philosophique, la charité a été conçue comme embrassant à la fois tous les êtres dans l’amour divin, par conséquent comme commençant à réaliser une sorte de société parfaite où « tous sont en un et un en tous. » Le caractère social et moral de la religion atteint ainsi son plus haut degré de perfectionnement, et Dieu apparaît comme une sorte de réalisation mystique de la société universelle sub specie æterni.