Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
164
dissolution des religions.

toute la nature, les êtres qui peuvent le plus se suffire à eux-mêmes : ce sont donc ceux qui peuvent le moins éprouver le besoin de Dieu. Or, pour les mystiques, tout amour qui n’est pas donné directement à Dieu est autant d’amour peidu. Le moindre écran suffit à voiler à jamais pour eux le u soleil intelligible. » Un tel Dieu se trouve relégué au-dessus du monde et comme exilé des âmes ; il y a des amours qui ne le trouvent pas et ne le trouveront jamais ; il m’appelle, et si je ne me tourne pas juste en face de lui pour le voir, je le perds.

Le détachement absolu des mystiques aboutit à une autre conséquence également contraire aux tendances modernes : c’est de traiter comme zéro un être qui a du moins la valeur de l’unité, à savoir le moi. Si je veux le bien de tous les êtres, sans distinction de personnes, je dois aussi vouloir le mien, qui est compris dans le bonheur universel et auquel je puis mieux travailler que tout autre. Notre moi compte pour quelque chose en ce monde, il est une unité dans la somme totale. Le pur amour du mystique, au contraire, compte le moi pour rien. Il ne faut pourtant pas faire comme ce muletier qui, voulant compter ses mules, oubliait toujours celle qu’il montait ; la mule manquante ne se retrouvant que quand il descendait et marchait à pied, il se résolut à marcher à pied. On pourrait comparer la morale transcendante et chimérique du mysticisme à la politique purement humanitaire ; elle est même encore plus abstraite : le patriotisme s’appuie sans doute sur une illusion quand il fait de la patrie le centre du monde, mais l’humanitarisme ne repose-t-il point lui-même sur une série d’illusions ? En fait d’illusions, il faut ici-bas se contenter de la moins fausse et de la plus utile ; or il n’est probablement pas inutile pour l’univers que chaque nation agisse pour elle-même ; si chacune voulait agir exclusivement pour l’univers et par amou ! de l’universalité pour l’universalité, ou elle n’agirait pas, or, elle concevrait pratiquement l’avenir de l’univers sur le type de son avenir propre, et elle s’exposerait à se tromper du tout au tout. Fort souvent, dans le monde, la collaboration est bien plus efficace lorsqu’elle est inconsciente, indirecte, qu’elle revêt même la forme d’une concurrence. Les hommes produisent souvent plus de force vive en rivalisant pour atteindre des buts rapprochés, mais auxquels s’adaptent bien leurs efforts et leur espoir, qu’en s’unissant pour atteindre un but trop éloigné qui les décourage. En morale