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dissolution des religions.

Souvent, dans cette persuasion de la toute-puissance propre au sentiment religieux, il entre au fond un certain dédain pour ceux qui en sont le jouet ; ce sont les serfs de la pensée, il faut les laisser attachés à leur glèbe, enfermés dans la bassesse de leur horizon. L’aristocratie de la science est la plus jalouse de toutes, et certains de nos savants contemporams veulent porter leur blason dans leur cerveau. Ils professent envers le peuple cette charité un peu méprisante de le laisser tranquille à ses croyances, enfoncé dans ses préjugés comme dans le seul milieu où iî. puisse vdvre. D’ailleurs ils se prennent quelquefois à l’envier, à désirer son ignorance éternelle, d’un désir platonique s’entend. Peut-être l’oiseau emporté dans son vol a-t-il quelquefois de ces désirs vagues, de ces regrets, quand il aperçoit d’en haut un petit ver qui se vautre tranquillement dans la rosée, oublieux du ciel ; en tous cas l’oiseau garde le privilège de ses ailes, et c’est ce qu’entendent bien faire nos savants hautains. Selon eux, certains esprits supérieurs peuvent bien sans inconvénient s’alTranchir de la religion ; la masse ne le peut pas. Il est nécessaire de réserver pour une élite le libre examen et la libre pensée ; l’aristocratie de l’esprit doit s’enfermer dans un camp retranché. Comme il fallait du pain et le cirque au peuple romain, il faut des temples aux peuples modernes, et c’est parfois le seul moyen de leur faire oublier qu’ils n’ont pas assez de pain. Il faut que l’humanité adore Dieu pour subsister, et non pas même Dieu en général, mais un certain Dieu dont les commandements tiennent en une bible de poche. Un livre saint, tout est suspendu à cela. C’est le cas de dire avec M. Spencer que notre époque a encore gardé la superstition des livres et croit voir une vertu magique dans es vingt-quatre lettres de l’alphabet. Quand un enfant demande des explications sur la naissance de son petit frère,

    sieurs années, je me serais rangé volontiers parmi les défenseurs du vers latin. Pour quiconque étudie quelque œuvre de génie, celle d’un individu ou à plus forte raison celle d’un peuple. Platon, Aristote ou Kant, les Védas ou la Bible, cette œuvre tend à devenir le centre même de la pensée humaine, ce livre devient le Livre. Aux yeux du prêtre, la vie tout entière se résume dans la croyance ; le savoir, dans la connaissance des pères de l’Église. Il n’est pas étonnant que les laïques mêmes, qui ont fait de la religion le principal objet de leur étude, soient portés à grandir son importance pour l’humanité, que l’historien de la pensée religieuse la voie envahir toute la vie humaine et acquérir, même indépendamment des idées de révélation, une sorte de caractère inviolable.