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le sentiment religieux est-il inné ?

on lui raconte qu’on l’a trouvé sous un buisson du jardin : l’enfant se contente de cette histoire ; c’est ainsi, dit-on. qu’il faut faire à l’égard du peuple, ce grand enfant. Quand il s’inquiète de l’origine du monde, ouvrez devant lui la Bible : il y verra que le monde a été fait par un être déterminé, qui en a soigneusement ajusté ensemble toutes les parties ; il saura même le temps que cela a demandé : sept jours, ni plus ni moins ; c’est tout ce qu’il a besoin de connaître. On élève ensuite devant son esprit un bon mur, quon lui défend de franchir même du regard : c’est le mur de la foi. Son cerveau est fermé soigneusement, la suture se fait avec l’âge, et il n’y a plus qu’à recommencer la même opération pour la génération suivante.

Est-il donc vrai que la religion soit ainsi pour la masse ou un bien nécessaire, ou un mal nécessaire, attaché au cœur même de l’homme ?


La croyance à l’innéité et à la perpétuité du sentiment religieux naît de ce qu’on le confond avec le sentiment philosophique et moral ; mais, quelque étroit qu’ait été le lien de ces sentiments divers, ils sont cependant séparables et tendent à se séparer progressivement.

D’abord, si universel que paraisse le sentiment religieux, il faut bien convenir que ce sentiment n’est point inné. Les esprits qui ont été depuis leur enfance sans relation avec les autres hommes, par l’effet de quelque défaut corporel, sont dépourvus d’idées religieuses. Le docteur Kitto, dans son livre sur la perte des sens, cite une dame américaine sourde et muette de naissance qui, plus tard instruite, n’avait jamais eu la moindre idée d’une divinité. Le révérend Samuel Smith, après vingt-trois ans de contact avec les sourds-muets, dit que, sans éducation, ils n’ont aucune idée de la divinité. Lubbock et Baker citent un grand nombre de sauvages qui sont dans le même cas. D’après ce que nous avons vu de l’origine des religions, elles ne sont pas sorties toutes faites du cœur humain : elles se sont imposées à l’homme par le dehors, par les yeux et les oreilles, grossièrement ; rien de mystique à leurs débuts. Ceux qui font dériver la religion d’un sentiment religieux inné raisonnent à peu près comme si, en politique, on faisait dériver la royauté du respect inné pour une race royale. Ce respect est l’œuvre du temps, de l’habitude, des tendances sympathiques de l’homme longtemps dirigées d’un même côté ; en tout cela, rien de primitif, et cepen-