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le sentiment religieux est-il impérissable ?

voit pas en quoi l’absurdité des uns peut être utile à la rectitude d’esprit des autres, en quoi il serait nécessaire de commencer par penser faux pour arriver à penser juste, de faire partir l’esprit de plus bas pour le faire arriver plus haut.

— Si le sentiment religieux vient à disparaître, objecte-t-on, il laissera un vide impossible à combler, et l’humanité, plus encore que la nature, a horreur du vide ; elle satisfera donc n’importe comment, même avec des absurdités, cet éternel besoin de croire dont nous parlions tout à l’heure. Une religion détruite, une autre se reforme ; il en sera toujours ainsi d’âge en âge, parce que le sentiment religieux aura toujours besoin d’un objet et s’en créera toujours un, malgré tous les raisonnements du monde. On ne peut pas pour longtemps dompter la nature ; on ne peut pas faire taire un besoin qui s élève en nous. Il est des périodes de l’existence où la foi s’impose, comme l’amour ; on a soif d’embrasser quelque chose, de se donner, fût-ce à une chimère ; c’est une fièvre de foi qui vous prend. Cela dure quelquefois toute une vie, d’autres fois quelques jours, quelques heures même ; il en est que cette fièvre ne saisit que sur la fin de l’existence. Le prêtre a observé toutes ces vicissitudes ; il est toujours là, patient, attendant avec tranquillité le moment où l’accès se déclarera, où le sentiment longtemps endormi s’éveillera enfin et parlera en maître ; il a l’hostie prête, il a ses grands temples retentissants des prières sacrées, où l’homme, ramené enfin vers lui, y vient respirer Dieu et s’en nourrir. — Nous répondrons que c’est un tort de juger l’humanité entière d’après ce qui se passe dans le cœur des croyants désabusés. On a souvent reproché aux libres-penseurs de vouloir détruire sans remplacer, mais on ne peut pas détruire une religion chez un peuple : elle tombe toute seule à un certain moment, quand ont disparu les évidences prétendues sur lesquelles elle s’appuyait ; elle s’en va par voie d’extinction ; elle ne meurt pas à proprement parler, elle cesse. Elle cessera définitivement quand elle sera devenue inutile, et on n’a pas à remplacer ce qui n’est plus nécessaire. Dans les masses, l’intelligence n’a jamais une grande avance sur la coutume : on n’adopte une idée nouvelle crue quand on s’y est déjà habitué par degrés. Aussi la chose a lieu sans déchirement, ou le déchirement n’est que transitoire ; c’est une crise qui passe, une blessure qui se referme vite et sans laisser de traces ; les fronts