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le protestantisme est-il une transition nécessaire ?

roseaux. La discipline de l’armée et des administrations prussiennes ne tient point à la religion de l’État, mais à la religion du règlement. Dans toute la vie du Nord, il est une certaine raideur qui se traduit dans les moindres choses, jusque dans la démarche, dans l’accent, dans le regard ; la conscience aussi est brusque et âpre, elle commande, il faut obéir ou désobéir ; dans le Midi elle parlemente. Si l’Italie était protestante, elle n’aurait probablement guère de quakers. Nous croyons donc qu’on prend souvent l’effet pour la cause, quand on attribue à la religion protestante ou catholique une influence prépondérante sur la moralité privée ou publique, par cela même sur la vitalité des peuples. Cette influence a été autrefois énorme, elle tend à diminuer de plus en plus, et c’est la science, aujourd’hui, qui tend à devenir le principal arbitre des destinées d’une nation.


S’il en est ainsi, que faut-il penser des inquiétudes que l’avenir de notre pays inspire à certains esprits ? Ceux pour qui la religion est la condition sine quâ non de vie et de supériorité dans la lutte des peuples ne peuvent manquer de considérer la France comme en danger de disparaître ; mais ce critérium de la vitalité nationale est-il admissible ?

Nous nous retrouvons ici en présence de M. Matthew Arnold. Selon lui, les deux peuples qui ont fait le monde moderne tel qu’il est, les Grecs et les Juifs, représentent l’un et l’autre deux idées distinctes, presque opposées, qui se disputent encore l’esprit moderne. Pour la Grèce, cette nation brillante, un peu superficielle malgré sa subtilité d’esprit, l’art, la science étaient le tout de la vie. Pour les Hébreux, la vie se résumait dans un mot : la justice. Et par justice il ne faut pas entendre seulement le respect strict du droit d’autrui, mais le renoncement à son propre intérêt, à son propre plaisir, l’effacement du moi devant la loi éternelle du sacrifice, personnifiée dans Javeh. La Grèce, la Judée sont mortes ; la Grèce fidèle jusqu’au dernier moment à sa maxime, tout pour l’art et pour la science ; la Judée infidèle à sa maxime, tout pour la justice, et tombant à cause de cette infidélité même. M. Matthew Arnold figure ces deux nations dans un vieux récit biblique. C’était avant la naissance d’Isaac, ce véritable héritier des promesses divines, qui devait être humble, mais élu. Abraham regardait son premier fils Ismaël, jeune, vigoureux,