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l’association des intelligences.

mêmes un ensemble de notions exotériques, une représentation symbolique et grossière d’un savoir profond autrefois, aujourd’hui naïf. La science moderne, pour progresser, a besoin de se populariser ainsi ; elle avance en s’élargissant toujours, comme les grands fleuves ; bien plus, sans cet élargissement continu, elle n’avancerait pas.

Un des grands avantages de la science, c’est qu’elle utilise jusqu’aux demi-talents et aux esprits les plus modestes. — ce que l’art ne peut pas faire. Un poète médiocre est bien souvent un être absolument inutile, un zéro dans l’univers ; au contraire, un esprit très ordinaire, qui apportera un perfectionnement presque insignifiant dans l’enroulement des fils d’une bobine électrique ou dans l’engrenage d’une machine à vapeur, aura rendu un réel service : il aura fait son œuvre ici-bas, il aura payé son tribut, justifié sa place au soleil. Tandis que l’art ne souffre pas la médiocrité, la science peut s’appuyer sur elle ; chez tous elle peut rencontrer des collaborateurs. Par cela même, la science trouve en elle une force de propagation que l’art ne possède pas toujours au même degré, que les religions seules ont eue à ce point. L’art peut rester très facilement aristocratique ; la science, elle, ne dédaigne rien, ramasse toutes les observations, rassemble et multiplie toutes les forces intellectuelles. Comme les grandes religions bouddhique et chrétienne, elle est égalitaire, elle a besoin des foules, elle a besoin de s’appeler légion. Sans doute un petit nombre de génies dominateurs sont toujours nécessaires pour mener le travail, embrasser l’ensemble des matériaux apportés, les distribuer, s’élever aux inductions imprévues. Mais ces génies, trop isolés, seraient impuissants. Il faut que chaque homme apporte sa pierre, un peu au hasard, et que toutes ces pierres se tassent lentement sous l’effort de leur propre poids, pour que l’œuvre sortie de cette collaboration de l’humanité entière devienne vraiment inébranlable. Les digues bâties à pierres perdues sont les plus solides de toutes. Quand on marche sur ces digues, on sent la mer passer et frémir non seulement autour de soi, mais sous ses pieds mêmes ; on entend le grondement vain de l’eau qui se joue autour de chaque bloc non taillé ni cimenté sans pouvoir en arracher un seul, et qui baigne tout sans rien détruire. Telles sont dans l’esprit humain les constructions de la science, bâties avec de petits faits amassés au hasard, que les générations ont jetés en désordre les uns sur les autres, et qui pourtant