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l’irréligion de l’avenir.

illusion de l’avarice, prise de peur à la pensée d’ouvrir la main, ne se rendant pas compte de la fécondité du crédit mutuel, de l’augmentation des richesses par leur circulation. En morale comme en économie politique, il est nécessaire que quelque chose de nous circule dans la société, que nous mêlions un peu de notre être propre et de notre vie à celle de l’humanité entière. Les moralistes ont eu tort peut-être de trop parler de sacrifice : on peut contester que la vertu soit, en son fond le plus secret, un sacrifice au sens rigoureux du mot ; mais on ne peut nier qu’elle soit fécondité morale, élargissement du moi, générosité. Et ce sentiment de générosité par lequel, quand on va au fond de soi, on y retrouve l’humanité et l’univers, c’est ce sentiment-là qui fait la base solide de toutes les grandes religions, comme il fait celle de tous les systèmes de morale ; c’est pour cela qu’on peut sans danger, en se plaçant à ce centre de perspective, montrer la diversité des croyances humaines sur le bien moral et sur l’idéal divin : une idée maîtresse domine toujours cette variété, l’idée de l’amour. Être généreux de pensée et d’action, c’est avoir le sens de toutes les grandes conceptions humaines sur la morale et la religion.

D’ailleurs, est-il besoin du secours d’idées mythiques et mystiques pour comprendre la société humaine et ses nécessités, parmi lesquelles se trouve la nécessité même du désintéressement ? Plus l’être humain deviendra conscient, plus il aura conscience de la nécessité, de la rationalité inhérente à la fonction qu’il accomplit dans la société humaine, plus il se verra et se comprendra lui-même dans son rôle d’être social. Un fonctionnaire sans reproche est toujours prêt à risquer sa vie pour accomplir la fonction qui lui est dévolue, fût-ce la simple fonction de garde champêtre, de douanier, de cantonnier, d’employé de chemin de fer ou de télégraphe ; celui-là serait inférieur à ces très humbles employés qui ne se sentirait pas capable de braver lui aussi la mort à un moment donné. On peut se juger soi-même et juger son idéal en se posant cette question : pour quelle idée, pour quelle personne serais-je prêt à risquer ma vie ? — Celui qui ne peut pas répondre à une telle interrogation a le cœur vulgaire et vide ; il est incapable de rien sentir et de rien faire de grand dans la vie, puisqu’il est incapable de dépasser son individualité ; il est impuissant et stérile, traînant son moi égoïste comme la tortue sa carapace. Au contraire, celui qui a présente à l’esprit la