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l’association des sensibilités. — l’art.

est le plus solennelle, où le peuple entier se lève pour la célébrer : c’est aussi celle où nous voyons le « gavroche » le plus railleur se découvrir pourtant devant la mort qui passe, saluer sur son chemin l’image visible de l’éternelle énigme. Le respect des morts, qui relie les générations l’une à l’autre et reforme les rangs brisés, qui donne l’immortalité la plus certaine, celle du souvenir et de l’exemple, n’a pas de raison pour disparaître dans le morcellement des religions. La Fête-Dieu peut s’oublier ; la fête des morts durera autant que l’humanité même.


III — L’ASSOCIATION DES SENSIBILITÉS — CULTE DE L’ART ET DE LA NATURE


I — La troisième idée qui survivra aux religions, et qu’elles n’ont encore qu’imparfaitement réalisée jusqu’ici, c’est la libre association des sensibilités en vue d’éprouver en commun une émotion esthétique d’un genre élevé et moralisateur ; voilà ce qui restera du cérémonial des divers cultes. La part de l’art déjà existante dans toute religion s’en dégagera ; elle deviendra indépendante de toute tradition, de tout symbolisme pris trop au sérieux et conséquemment voisin de la superstition. La science, la métaphysique, la morale, chacune par son côté, aboutissent à la poésie et, par cela même, à quelque chose d’analogue au sentiment religieux.

La pure abstraction, par laquelle le savant pourrait échapper au sentiment, est un état d’esprit instable et passager : il y a dans l’abstraction quelque chose de fictif, puisque dans la réalité il n’existe rien d’abstrait ; aussi ne vaut-elle que comme méthode : son but est d’arriver à saisir un des côtés de la réalité pour embrasser ensuite la réalité entière. Tout résultat général auquel elle arrive tôt ou tard peut devenir objet de sentiment. « Les progrès de la science, dit M. Spencer, ont été de tout temps accompagnés d’un progrès correspondant dans la faculté d’admirer. » Cette faculté ne peut que se développer à l’avenir, quand l’homme arrivera à une conception moins fragmentaire et