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l’irréligion de l’avenir.

pitié. La haine, pour qui sait l’approfondir, renferme encore quelque centre caché d’attraction et d’envie ; mais il n’est pas, pour arrêter le désir, de barrière morale plus haute et plus définitive que la pitié.

Le seul élément respectable et durable dans l’idée de sanction, ce n’est ni la notion de peine ni celle de récompense, c’est la conception du bien idéal comme devant avoir une force suffisante de réalisation pour s’imposera la nature, envahir le monde entier : il nous semblerait bon que l’homme juste et doux eût un jour le dernier mot dans l’univers. Mais ce règne du bien que l’humanité rêve n’a pas besoin, pour s’établir, des procédés de la royauté humaine. Le sentiment moral peut se considérer lui-même comme devant être la grande force et le grand ressort de l’univers ; cette ambition de la moralité à envahir progressivement la nature, par l’intermédiaire de l’humanité, est ce qu’il y a de plus élevé dans le domaine philosophique ; c’est aussi ce qu’il y a de plus propre à entretenir l’esprit de prosélytisme. Nul mythe n’est ici nécessaire pour exciter l’ardeur du bien et le sentiment de l’universelle fraternité. Ce qui est grand et beau se suffit à soi-même, porte en soi sa lumière et sa flamme.

Quelles que soient les croyances que les hommes partageront un jour sur l’existence après cette vie et les conditions qui rendent possible le triomphe final du bien, il est une dernière idée morale et sociale qui sera toujours facile à conserver et à propager parmi eux, parce qu’elle est le fond de toutes les religions sans être vraiment attachée à un dogme religieux : c’est le culte du souvenir, la vénération et l’amour des ancêtres, le respect de la mort et des morts. Loin de diminuer nécessairement avec la religion, le respect des morts pourra s’accroître encore, parce que le sentiment métaphysique de l’inconnu de la mort ira croissant. L’esprit démocratique lui-même porte les foules à une admiration inquiète devant le perpétuel nivellement de la mort, qui passe sans cesse sur l’humanité, arrête également tout excès de misère ou de bonheur, nous prend tous et nous jette pêle-mêle dans le grand abîme, au bord duquel, si attentive que l’oreille se penche, elle n’a jamais entendu remonter de bruit de chute.

Les Grecs, le peuple qu’on s’accorde à nous montrer comme le moins religieux des peuples antiques, était celui qui vénérait le mieux ses morts. La cité le plus irréligieuse des temps modernes, Paris, est celle où la fête des morts