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l’irréligion de l’avenir.

ditation, qui est après tout recommandée par toute religion, renferme implicitement la négation de tout rite.


III. — Le sentiment de la nature fut, à l’origine, un des éléments importants du sentiment religieux. Ce n’était pas simplement la solitude que les ascètes de l’Inde allaient chercher dans les vallées de l’Himalaya, ni saint Antoine dans la Thébaïde, ni saint Bruno à la Grande-Chartreuse. Ils éprouvaient tous le besoin mal défini d’allier à la monotonie de la contemplation intérieure l’admiration d’une nature vraiment belle ; de remplir le vide de l’extase par des sensations puissantes et bien coordonnées. En eux, à leur insu, il y avait souvent un poète endormi, un peintre aux mains impuissantes, un astronome à l’œil curieux des espaces : tous ces sentiments divers venaient se fondre dans le sentiment religieux, le profane se mêlait au divin, et ils ne rapportaient qu’à Dieu seul l’émotion intense éveillée en eux par les symphonies des forêts ou le rayonnement des aurores sur les cimes. Aujourd’hui le sentiment esthétique s’est dissocié du sentiment religieux. Si toute émotion esthétique très élevée a un caractère contemplatif et philosophique, elle n’en reste pas moins étrangère à toute religion donnée : nul tabernacle ne peut contenir le ciel ; elle est étrangère même à la notion définie et anthropomorphique d’un Dieu personnel. Nous ne croyons plus contempler et sentir la personnalité de Dieu en contemplant et en sentant la nature : l’artiste a définitivement supplanté le solitaire. La force du sentiment théologique en a été affaiblie d’autant, la force du sentiment de la nature a plutôt grandi encore.

Ce sentiment, si puissant déjà chez beaucoup d’hommes de nos jours, on doit travailler à le généraliser davantage. Comme toutes les facultés esthétiques, le goût de la nature a besoin d’être cultivé, développé par une éducation mieux entendue. Il ne se rencontre pas toujours de prime abord ni chez le paysan à l’esprit engourdi, où l’habitude mécanique et inconsciente a émoussé l’émotion, ni chez le citadin, où des habitudes contraires ont amené des goûts contraires : un vrai Parisien de race et d’éducation n’aimera guère la campagne qu’en passant, pour une heure ou deux, — comme il aime le bois de Boulogne. Il éprouvera difficilement un vrai sentiment d’admiration pour un paysage, comme il en éprouverait peut-être pour une œuvre d’art,