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l’association des sensibilités. — culte de la nature.

pour un tableau enfermé dans un cadre d’or : son œil n’est pas fait aux dimensions de la nature.

De tous les sentiments esthétiques, le sentiment de la nature a l’avantage d’être celui qui, poussé même à l’excès, ne dérange pas l’équilibre des facultés mentales et de la santé physique. C’est le seul qui soit absolument d’accord avec l’hygiène. On peut tuer quelqu’un en lui inculquant un amour exagéré du théâtre, de la musique, etc. ; on ne peut que fortifier et équilibrer son organisme par l’amour de la nature. — De l’air, de la lumière ! Je ne sais si les Grecs n’avaient pas raison de philosopher en plein air, dans les jardins et sous les arbres. Un rayon de soleil fait quelquefois mieux comprendre le monde qu’une méditation éternelle dans un cabinet gris devant des livres ouverts[1].

Comparez les émotions esthétiques de la nature à celles de l’art humain, et vous sentirez bientôt leur supériorité. L’art, même le grand art, même celui qui semble le plus près de la vérité, ne peut jamais être qu’une représentation très infidèle du monde réel, parce qu’il est forcé de choisir dans ce monde, de glisser sur tout ce qui fait la trame uniforme de la vie pour mettre en relief tout ce qui est extrême, tout ce qui peut produire soit les larmes, soit le rire. La vie en elle-même et prise en moyenne n’est ni ridicule ni tragique ; la vie telle qu’elle apparaît dans l’œuvre d’art est généralement l’un ou l’autre. C’est que l’œuvre d’art a un but auquel elle subordonne même la vérité : l’intérêt ; tandis que la vie a son but en elle-même. De là ce caractère pessimiste de l’art, surtout de l’art mo-

  1. Auprès de toute salle de bibliothèque devrait se trouver un jardin où, dans les beaux jours, on pourrait lire et écrire en plein air. Pour le travailleur du corps, par exemple l’ouvrier des usines, le délassement doit être le repos au grand air — et au besoin le travail intellectuel au grand air. — Pour le travailleur d’esprit, le vrai délassement est un exercice du corps à l’air et à la lumière. Pour les enfants, pas un jour de congé qui ne dût être passé à la campagne. Les veillées, les « sauteries d’enfants, dans un lieu fermé, même les représentations théâtrales de l’après-midi du dimanche sont, hygiéniquement parlant, des absurdités. Tous les internats, en outre, devraient être établis en dehors des villes et, autant que possible, sur des hauteurs : s’il existait en France, comme en Allemagne, par exemple, de grands collèges en pleine campagne, à proximité des forêts, ou mieux encore dans les altitudes du Dauphiné ou des Pyrénées, la mode finirait par les adopter comme le lieu d’éducation obligatoire pour les enfants de la classe aisée. Ainsi on pourrait combattre la dégénérescence de la bourgeoisie, beaucoup plus rapide en France qu’ailleurs, parce que la coutume de restreindre le nombre des enfants y entrave la sélection naturelle.