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l’irréligion de l’avenir.

substantielle du monde et la solidarité de tous les êtres arrivera sans doute à une démonstration de plus en plus évidente.

On peut donc considérer comme prouvé, depuis Kant que la création est une hypothèse indémontrable et même inconcevable ; mais Kant ne s’est pas demandé si ce dogme biblique ne tendra pas à nous paraître de plus en plus immoral, ce qui, d’après la doctrine même de Kant, suffirait pour le faire rejeter dans l’avenir. Le doute qui avait tourmenté déjà quelques penseurs de l’antiquité se répand et augmente de nos jours : un créateur est un être en qui toutes choses ont leur raison et leur cause, conséquemment à qui vient aboutir toute responsabilité suprême et dernière. Il assume ainsi sur sa tête le poids de tout ce qu’il y a de mal dans l’univers. À mesure que l’idée d’une puissance infinie, d’une Liberté suprême devient inséparable de l’idée de Dieu, Dieu perd toute excuse, car l’absolu ne dépend de rien, il n’est solidaire de rien, et, au contraire, tout dépend de lui, a en lui sa raison. Toute culpabilité remonte ainsi jusqu’à lui : son œuvre, dans la série multiple de ses effets, n’apparaît plus à la pensée moderne que comme une seule action, et cette action est susceptible, au même titre que toute autre, d’être appréciée au point de vue moral ; elle permet de juger son auteur, le monde devient pour nous le jugement de Dieu. Or, comme le mal et l’immoralité, avec le progrès même du sens moral, deviennent plus choquants dans l’univers, il semble de plus en plus qu’admettre un « créateur » du monde, c’est, pour ainsi dire, centraliser tout ce mal en un foyer unique, concentrer toute cette immoralité dans un seul être et justifier le paradoxe : « Dieu, c’est le mal. » Admettre un créateur, c’est, en un mot, faire disparaître du monde tout le mal pour le faire rentrer en Dieu comme en sa source primordiale ; c’est absoudre l’homme et l’univers pour accuser leur libre auteur.

Il est quelque chose de pire encore que de placer ainsi la source de tout mal dans une liberté créatrice, c’est, pour innocenter le créateur, de nier le mal même et de déclarer ce monde le meilleur des mondes possibles. Tel est le parti auquel se sont arrêtés Leibniz et tous les théologiens. Les religions sont contraintes à se transformer en une apologie de l’univers, en une admiration du plan divin ; elles tiennent en réserve des excuses pour l’existence de l’injustice et travaillent inconsciemment à fausser le sens