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l’irréligion de l’avenir.

on devrait l’accuser d’être un ouvrier maladroit. Ne voit-on pas dans le monde des combinaisons malheureuses, des essais infructueux, des ébauches inachevées, des fins mal atteintes ? Les adversaires de la Providence auront alors beau jeu… Mais ces ébauches sont celles que font les êtres eux-mêmes ; elles ne sont pas l’œuvre de Dieu, mais celles des forces et des âmes individuelles. En un mot, Dieu n’est pas un ouvrier qui fait des œuvres ; c’est un ouvrier qui crée des ouvriers[1]. » Cette formule résume d’une manière frappante ce qu’on pourrait appeler l’optimisme transformé. La nouvelle hypothèse ne s’efforce plus de nier le mal : au contraire, elle est la première à le mettre en évidence ; seulement, en faisant du mal une conséquence de la « spontanéité, « elle s’efforce d’en faire une sorte de matière et de support du bien même. L’ébauche la plus informe devient respectable quand on sait qu’un chef-d’œuvre en peut sortir et qu’il ne peut sortir que d’elle.

L’hypothèse en question est certainement celle qui, dans le théisme, pourra encore longtemps paraître la plus plausible. Pourtant, elle donne lieu à bien des difficultés. D’abord, elle admet comme évidente la supériorité de ce qui est spontané sur ce qui ne l’est pas, de ce qui se fait sur ce qui est fait. Soit, mais en quoi les êtres du monde ont-ils une existence spontanée, en quoi est-ce que j’existe spontanément, moi ? Ne suis-je pas l’œuvre d’une foule de causes ? Je suis né et me maintiens par l’accord d’une multitude de volontés minuscules, cellulaires ou atomiques. Serais-je amoindri si j’étais provenu directement d’une seule volonté, la volonté divine ? J’ai toujours en dehors de moi des antécédents, des causes, et ma vraie cause n’est pas en moi : que m’importe alors si ces causes sont placées dans l’univers même ou par delà ? Que le monde soit l’œuvre plus ou moins harmonieuse de spontanéités aveugles ou l’œuvre d’une volonté intelligente, cela n’ôte ni n’ajoute à la valeur de chaque individu, produit de ce monde. Mes ancêtres me sont indifférents, du moment où je puis être à moi seul mon propre ancêtre. La statue de Pygmalion ira-t-elle reprocher au sculpteur de l’avoir faite belle du premier coup et, à lui seul, définitivement façonnée pour l’existence ? Pourvu qu’elle vive et soit heureuse, peu lui importe la manière dont cette vie lui a été donnée. Derrière

  1. A. Fouillée, Philosophie de Platon, t. II, p. 639. — Voir aussi M. Secrétan, Philosophie de la liberté, et Vallier. l’Intention morale.