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l’irréligion de l’avenir.

qui n’ait été douloureux. Et cependant même cette existence peut avoir sa douceur, lorsqu’elle est sans révolte, entièrement acceptée comme une chose rationnelle : ce qui corrige l’amertume, c’est la transparence aux regards, la pureté, — que possèdent à un si haut point les flots de la mer. En s’étendant, en s’élevant, en s’apaisant de plus en plus, le savoir peut rendre un jour à l’âme quelque chose de cette sérénité qui appartient à toute lumière et à tout regard lumineux. C’est là ce qu’il y avait de vrai dans le calme intellectuel de Spinoza : si son optimisme objectif est insoutenable, il y avait plus de vérité en son optimisme subjectif, en cette conscience de la paix intérieure trouvée dans l’extension même de l’intelligence et dans l’harmonie des pensées.

Quant à la réflexion de la conscience sur elle-même, où les pessimistes voient une force dissolvante de toutes nos joies, elle ne dissout vraiment que les joies irrationnelles et, par compensation, elle dissout aussi les peines déraisonnables. Le vrai résiste à l’analyse : c’est à nous de chercher dans le vrai non seulement le beau, mais aussi le bon. Il existe, à tout prendre, autant de vérité solide et résistante dans l’amour éclairé de la famille, dans celui même de la patrie, dans celui de l’humanité, que dans tel fait scientifique le plus positif, dans telle loi physique comme celle de la gravitation et de l’attraction. Le grand remède à l’analyse poussée à l’extrême, comme elle a existé chez certains esprits du genre d’Amiel, toujours en contemplation de leur moi, c’est de s’oublier un peu, d’agrandir leur horizon, surtout d’agir. L’action est, de sa nature, une synthèse réalisée, une décision prise qui résout ou tranche un ensemble de points. Elle les tranche sans doute provisoirement, mais l’homme doit se rappeler qu’il vit dans le provisoire, non dans l’éternel ; que, d’ailleurs, ce qu’il y a de plus éternel dans cet univers, c’est peut-être l’action même, le mouvement, la vibration de l’atome et l’ondulation qui traverse le grand Tout. Celui qui agit n’a pas le temps de s’apitoyer sur son cher moi ni de disséquer ses sentiments. Les autres formes de l’oubli sont involontaires et parfois en dehors de notre pouvoir, mais il est une chose qu’on peut toujours oublier, c’est soi. Le remède à toutes les souffrances du cerveau moderne est dans l’élargissement du cœur.

On nous dit que le cœur même souffre de la sympathie et de la pitié toujours croissantes : le problème du bonheur