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l’irréligion de l’avenir.

en masse, ait été plus malheureuse qu’heureuse. Il s’ensuit seulement une chose, c’est qu’elle nous est maintenant connue et, comme telle, a perdu la plus grande partie de son charme esthétique ; elle vaut réellement beaucoup moins qu’elle ne valait. L’homme, en effet, n’est pas un être purement sensitif, il n’a pas de plaisirs aveugles, pour ainsi dire ; il ne jouit pas seulement, il connaît qu’il jouit, il connaît ce dont il jouit, et chacune de ses sensations vient augmenter son petit trésor de science. Ce trésor une fois formé, il désire toujours l’augmenter, mais on comprend qu’il ne se soucie guère de contempler et de palper indéfiniment les richesses déjà acquises. Il existe donc dans notre vie passée tout un côté par lequel elle est réellement ternie, déflorée. C’est à peine s’il s’y trouve un petit nombre d’heures assez riches, assez pleines, pour que nous n’ayons pu les épuiser tout entières par la conscience et pour qu’il nous plaise encore d’y revenir, d’y appuyer, d’en faire sortir de nouveau tout ce qu’elles contiennent de joie intense. Pour toutes les autres heures de l’existence, le principal charme a été de les mesurer du regard, de les comparer entre elles, d’exercer sur elles notre intelligence et notre activité, puis de passer légèrement au travers. Une fois écoulées, elle ne valent plus la peine que la conscience s’y arrête, elles sont comme ces paysages que le voyageur ne se retourne pas pour regarder. Si donc, chez l’homme, le désir satisfait perd une grande partie de son charme et se réveille avec quelque peine dans des circonstances identiquement pareilles, cela tient en partie aux lois mêmes du désir, mais cela tient aussi à la supériorité de l’être humain, pour qui le plaisir désiré doit toujours offrir quelque chose de nouveau à l’intelligence. Il existe en tout désir une sorte de curiosité esthétique et philosophique qui ne trouve plus d’objet dans le passé. La nouveauté, cette fleur des choses, ne peut pas être cueillie deux fois sur la même branche.

— Mais, nous répondra Léopardi, ce charme de la nouveauté, qu’est-ce encore, sinon une illusion nouvelle ? car tout ici-bas est toujours sensiblement le même, et l’avenir, qui n’est qu’une répétition du passé, doit logiquement nous dégoûter comme lui — Formules abstraites et inductions précipitées, qui ne résistent ni au raisonnement ni à l’expérience. Quoi qu’en aient dit les poètes pessimistes, rien n’est jamais le même, ni dans la vie humaine, ni dans l’univers, et il y a toujours quelque chose de nouveau sous