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le panthéisme pessimiste. — erreurs psychologiques.

le soleil, fût-ce la pousse verte d’un arbre, l’aile effarouchée d’un oiseau glissant à l’horizon ou la couleur changeante d’un nuage. Il n’y a pas deux aurores qui soient les mêmes. Les contes de fées nous parlent de merveilleux livres d’images qu’on pouvait feuilleter à jamais sans se lasser, car chaque image fuyait sous le doigt même qui tournait la page, remplacée aussitôt par une nouvelle. L’univers est un livre de ce genre, si changeant aux regards, que, lorsqu’on veut revenir à la page contemplée, elle est déjà tout autre ; et nous-mêmes aussi, nous sommes autres, et, pour celui qui sait approfondir ses sensations et ses pensées, chacune de ses visions du monde a toujours la fraîcheur de la jeunesse.

Le signe distinctif d’une intelligence vraiment humaine, vraiment supérieure, c’est de s’intéresser à toutes les choses de l’Univers, conséquemment à toutes les différences de ces choses. Quand on regarde de loin et d’un œil distrait, quand on regarde sans voir, on n’aperçoit ici-bas que des ressemblances ; quand on regarde avec attention, avec affectuosité l’Univers, on y découvre des différences sans nombre ; l’intelligence et l’activité toujours en éveil y trouvent partout de quoi se satisfaire. Aimer un être ou un monde, c’est à chaque instant apercevoir en lui quelque chose de nouveau.

Quand donc les pessimistes croient voir une illusion dans le charme de l’avenir, on peut leur retourner ce reproche ; c’est eux qui se laissent duper par leurs yeux et qui, contemplant le monde d’un regard trop distrait, — de trop loin, pour ainsi dire, — ne le voient pas tel qu’il est et ne l’aiment pas faute de le comprendre. Si l’on pouvait, de quelque aérolithe qui passe, regarder la chaîne des Alpes, le Righi et le Faulhorn, le mont Blanc et le mont Rose paraîtraient des montagnes toutes semblables, des points indifférents sur l’écorce terrestre. Cependant, quel est le voyageur naïf qui les confondra et qui se vantera d’avoir tout vu dans les Alpes parce qu’il est monté sur le Righi ? La vie, elle aussi, est comme une ascension perpétuelle où il est bien difficile de s’écrier : J’ai tout vu, parce qu’on a gravi un premier sommet. De l’enfance à la vieillesse l’horizon peut toujours s’élargir, toujours se différencier, toujours se renouveler. La nature ne semble se copier que pour un regard superficiel. Chacune de ses œuvres est originale comme celle du génie. Au point de vue esthétique et intellectuel, le découragement est donc un aveuglement,