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l’irréligion de l’avenir.

de nous, tout se ramène, pour le psychologue, à la sensation et au désir, même les formes intellectuelles du temps et de l’espace[1] ; au dehors de nous, tout se ramène, pour le physicien, à des mouvements ; sentir et se mouvoir, voilà donc les deux formules qui semblent exprimer l’univers intérieur et extérieur, le concave et le convexe des choses ; mais sentir qu’on se meut, voilà la formule exprimant la vie consciente de soi, encore si peu fréquente dans le grand Tout, qui pourtant s’y dégage et s’y organise de plus en plus. Le progrès même de la vie consiste dans cette fusion graduelle des deux formules en une seule. Vivre, c’est en fait évoluer vers la sensation et la pensée.

En même temps que la vie tend ainsi à prendre possession de soi par la conscience, elle cherche à se répandre par l’action, par une action toujours plus envahissante. Vie, c’est fécondité. Tandis que la vie la moins consciente n’aboutit qu’à l’épanouissement intérieur de la cellule solitaire, la vie la plus consciente se manifeste par la fécondité intellectuelle et morale L’expansion, loin d’être ainsi contre la nature de la vie, est selon sa nature ; elle est même la condition de la vie véritable, de même que, dans la génération, le besoin d’engendrer un autre individu fait que cet autre devient comme une condition de nous-même. C’est que la vie n’est pas seulement nutrition, elle est production, et l’égoïsme pur, au lieu d’être un agrandissement, serait une diminution et une mutilation de soi. Aussi l’individualité, par son accroissement même, tend-elle à devenir sociabilité et moralité[2]. C’est cette sociabilité qui, après avoir fait le fond de l’instinct moral, crée l’instinct religieux ou métaphysique, en ce qu’il a de plus profond et de plus durable. La spéculation métaphysique, comme l’action morale, se rattache ainsi à la source même de la vie. Vivre, c’est devenir un être conscient, moral, et, finalement, un être philosophique. La vie se traduit naturellement par l’action sous ses deux formes, qui se ramènent plus ou moins l’une à l’autre : l’action morale, et ce qu’on pourrait appeler l’action métaphysique, c’est-à-dire l’acte de la pensée reliant l’individu à l’univers

Jusqu’à présent, nous n’avons fait appel à aucune idée de finalité. La moralité, selon nous, pas plus que l’instinct

  1. Voir notre étude sur l’idée de temps (Revue philosophique, avril 1885).
  2. Voir notre Esquisse d’une morale, p. 247 et suiv.