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le naturalisme moniste. destinée des mondes.

accumulé des siècles. Nous avons dû franchir heureusement une infinité de carrefours de ce genre pour arriver à devenir l’humanité que nous sommes. À chaque carrefour nouveau que nous rencontrons, le risque se pose toujours devant nous, toujours tout entier. Certes, le nombre de fois qu’un soldat heureux a évité la mort ne fera pas dévier d’un millimètre la balle qui peut être tirée sur lui d’un instant à l’autre dans l’éternelle mêlée ; toutefois, si les risques auxquels on a échappé ne garantissent point l’avenir, les insuccès passés ne sont point non plus une preuve d’insuccès éternel.

L’objection la plus grave peut-être à l’espérance, — objection qui n’a pas été assez mise en lumière jusqu’ici et que M. Renan lui-même n’a pas soulevée dans les rêves trop optimistes de ses Dialogues, — c’est l’éternité a parte past, c’est le demi-avortement de l’effort universel qui n’a pu aboutir encore qu’à ce monde[1]. Néanmoins, s’il y a là une raison pour restreindre notre confiance dans l’avenir de l’univers, ce n’est pas un motif de désespérer. Des deux infinis de durée que nous avons derrière nous et devant nous, un seul s’est écoulé stérile, du moins en partie. Même en supposant l’avortement complet de l’œuvre humaine et de l’œuvre que poursuivent sans doute avec nous une infinité de frères extraterrestres, il restera toujours mathématiquement à l’univers au moins une chance sur deux de réussir : c’est assez pour que le pessimisme ne puisse jamais triompher dans l’esprit humain. Si les coups de dé qui, selon Platon, se jouent dans l’univers, n’ont produit encore que des mondes mortels et des civilisations bientôt fléchissantes, le calcul des probabilités démontre qu’on ne peut, même après une infinité de coups, prévoir le résultat du coup qui se joue en ce moment ou se jouera demain. L’avenir n’est pas entièrement déterminé par le passé connu de nous. L’avenir et le passé sont dans un rapport de réciprocité, et on ne peut connaître l’un absolument sans l’autre, ni conséquemment deviner l’un par l’autre.

Supposez une fleur épanouie à un point quelconque de l’espace infini, une fleur sacrée, celle de la pensée. Depuis l’éternité, des mains cherchent en tous sens dans l’espace obscur à saisir la fleur divine. Quelques-unes y ont touché par hasard, puis se sont égarées de nouveau, perdues dans la nuit. La fleur divine sera-t-elle jamais cueillie ? Pour-

  1. Voir sur ce point nos Vers d’un philosophe, p. 198.