Page:Guyau - La Genèse de l’idée de temps.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
83
LE TEMPS ET LA MÉMOIRE

un monde où nous ne pouvons plus rentrer. La légende sacrée raconte que nos premiers pères se prirent à pleurer lorsque, sortis du paradis perdu, ils le virent reculer derrière eux et disparaître : c’est là le symbole du premier remords, mais c’est aussi le symbole du premier souvenir. Chacun de nous, si peu qu’il ait vécu, a son passé, son paradis perdu, rempli de joies ou de tristesses, et où il ne pourra plus jamais revenir, ni lui ni ses descendants.

S’il y a quelque amertume au fond de tout souvenir, même de celui qui est d’abord agréable, que sera-ce dans celui des douleurs, surtout des douleurs morales, les seules qu’on puisse se figurer et ressusciter entièrement ? Le souvenir douloureux s’impose parfois à l’homme mûr avec une force qui s’augmente de l’effort même qu’il fait pour s’en débarrasser. Plus on se débat pour y échapper, plus on s’y enfonce. C’est un phénomène analogue à celui de l’enlisement sur les grèves. Nous nous apercevons alors que le fond même de notre être est mouvant, que chaque pensée et chaque sensation y produisent des remous et des ondulations sans fin, qu’il n’y a pas de terrain solide sur lequel nous marchions et où nous puissions nous retenir. Le moi échappe