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GENÈSE DE L’IDÉE DE TEMPS

passé, c’est-à-dire ce qui ne peut plus être. En outre, le souvenir est de toutes les représentations la plus facile, celle qui économise le plus de force ; le grand art du poète ou du romancier, c’est de réveiller en nous des souvenirs : nous ne sentons guère le beau que quand il nous rappelle quelque chose ; et le beau même des œuvres d’art ne consiste-t-il pas en partie dans la vivacité plus ou moins grande de ce rappel ? Ajoutons que les émotions passées se présentent à nous dans une sorte de lointain, un peu indistinctes, fondues les unes avec les autres ; elles sont ainsi plus faibles et plus fortes tout ensemble, parce qu’elles entrent l’une dans l’autre sans qu’on puisse les séparer ; nous jouissons donc à leur égard d’une plus grande liberté, parce que, indistinctes comme elles sont, nous pouvons plus facilement les modifier, les retoucher, jouer avec elles. Enfin, et c’est là le point important, le souvenir par lui-même altère les objets, les transforme, et cette transformation s’accomplit généralement dans un sens esthétique. Le temps agit le plus souvent sur les choses à la manière d’un artiste qui embellit tout en paraissant rester fidèle, par une sorte de magie propre. Voici comment on peut expliquer scientifiquement ce travail du souvenir. Il se produit dans notre pensée une sorte de lutte pour la vie entre toutes nos impressions ; celles qui ne nous ont pas frappés assez fortement s’effacent, et il ne subsiste à la longue que les impressions fortes. Dans un paysage, par exemple un petit bois au bord d’une rivière, nous oublierons tout ce qui était accessoire, tout ce que nous avons vu sans le remarquer, tout ce qui n’était pas distinctif et caractéristique, significatif ou suggestif. Nous oublierons même la fa-