Page:Guyau - La Genèse de l’idée de temps.djvu/167

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
125
PREMIER APPENDICE

tigue que nous pouvions éprouver, si elle était légère, les petites préoccupations de toute sorte, les mille riens qui distrayaient notre attention ; tout cela sera emporté, effacé. Il ne restera que ce qui était profond, ce qui avait laissé en nous une trace vive et vivace : la fraîcheur de l’air, la mollesse de l’herbe, les teintes des feuillages, les sinuosités de la rivière, etc. Autour de ces traits saillants, l’ombre se fera, et ils apparaîtront seuls dans la lumière intérieure. En d’autres termes, toute la force dispersée en des impressions secondaires et fugitives se trouvera recueillie, concentrée ; le résultat sera une image plus pure, vers laquelle nous pourrons, pour ainsi dire, nous tourner tout entiers, et qui revêtira ainsi un caractère plus esthétique. En général, toute perception indifférente, tout détail inutile nuit à l’émotion esthétique ; en supprimant ce qui est indifférent, le souvenir permet donc à l’émotion de grandir. C’est, dans une certaine mesure, embellir qu’isoler. De plus, le souvenir tend à laisser échapper ce qui était pénible pour ne garder que ce qui était agréable ou, au contraire, franchement douloureux. C’est un fait connu que le temps adoucit les grandes souffrances ; mais ce qu’il fait surtout disparaître, ce sont les petites souffrances sourdes, les malaises légers, ce qui entravait la vie sans l’arrêter, toutes les petites broussailles du chemin. On laisse cela derrière soi, et pourtant ces riens se mêlaient à vos plus douces émotions ; c’était quelque chose d’amer qui, au lieu de rester au fond de la coupe, s’évapore au contraire dès qu’elle est bue. Lorsqu’on s’est ennuyé longtemps à attendre une personne, qu’on la rencontre enfin et qu’elle vous sourit, on oublie d’un seul coup la