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PREMIER APPENDICE

dorment en nous, et parmi lesquelles nous nous égarons quelquefois, essayant de retrouver en elles le printemps et la jeunesse. Notre passé est une neige qui tombe et cristallise lentement en nous, ouvrant à nos yeux des perspectives sans fin et délicieuses, des effets de lumière et de mirage, des séductions qui ne sont que de nouvelles illusions. Nos passions passées ne sont plus qu’un spectacle : notre vie nous fait à nous-mêmes l’effet de l’art d’un tableau, d’une œuvre demi-inanimée, demi-vivante. Les seules émotions qui vivent encore sous cette neige, ou qui sont prêtes à revivre, ce sont celles qui ont été profondes et grandes. Le souvenir est ainsi comme un jugement porté sur nos émotions ; c’est lui qui permet le mieux d’apprécier leur force comparative : les plus faibles se condamnent elles-mêmes, en s’oubliant. C’est après un certain temps écoulé qu’on juge bien la valeur de telle impression esthétique (causée, je suppose, par la lecture d’un roman, la contemplation d’une œuvre d’art ou d’un beau paysage) ; tout ce qui n’était pas puissant s’efface ; toute sensation ou tout sentiment qui, outre l’intensité, ne présentait pas un degré suffisant d’organisation intérieure et d’harmonie se trouble et se dissout ; au contraire, ce qui était viable, vit ; ce qui était beau ou sublime s’impose et s’imprime en nous avec une force croissante.

Le souvenir est une classification spontanée, et une localisation régulière des choses ou des événements, ce qui lui donne encore une valeur esthétique. L’art naît avec la réflexion ; comme la Psyché de la fable, la réflexion est chargée de débrouiller ce tas de souvenirs ; elle y procède avec la patience des fourmis ; elle range tous ces grains de sable en un certain